Vini wè Kouli-a  !
(Tiens, un Couli  !)
Gerry L'ETANG
Maître de conférences en anthropologie (Université des Antilles-Guyane)

ponctu.jpg (1471 octets)

                             

        Le présent article trouve son origine dans un incident, un après-midi d’octobre chez un informateur, dévot hindou qui nous contait l’histoire de Madévilen, dieu à cheval, guerrier flamboyant à la geste toute de bruit et de fureur. Dans un coin de la pièce, une radio diffusait un programme musical. Malgré l’enregistrement de notre entretien, l’homme avait insisté pour laisser courir une émission d’airs créoles traditionnels.

   C’est alors que résonna la voie gouailleuse de Léona Gabriel1. L’homme se leva précipitamment et éteignit le poste : “je ne veux pas entendre cette chanson, elle m’a fait trop mal !”. Il retourna s’asseoir pour rester de longues minutes sans mot dire, perdu dans des réminiscences, marqué par le ressentiment; puis, devant notre air interloqué, entreprit de nous raconter une tout autre histoire :

   C’était il y a longtemps. Au temps des premiers orchestres haïtiens, à l’époque de la Bananeraie, de l’Impériale Paillote, du Dancing Palace... de ces grands bals qui rassemblaient jusqu’à 2.000 danseurs.
Ce soir-là, j’avais levé une petite chabine
2 avec des yeux verts et une peau d’une douceur... Nous avions commencé à danser avec Tropicana, puis un orchestre local avait pris la suite. Malgré d’autres sollicitations, la chabine ne dansait qu’avec moi, et aux regards jaloux des autres types, il était clair qu’elle était pour moi. C’est alors que l’orchestre s’est mis à jouer cette chanson. Je ne sais pas ce qui m’a pris : par panique ou par bravade, je ne sais plus, j’ai voulu danser, danser encore. La chabine accepta. Mais les gens commençaient à sourire, à plaisanter. Et puis un salaud a gueulé : Ladjé’y, kouli-a, ladjé’y ! I pa ta’w !3 Toute la salle s’est mise à rire. La chabine n’a pas supporté : elle m’a planté là. Je ne l’ai jamais revue...
J’ai quitté le bal peu après. Des bougres s’étaient mis à m’injurier, à me traiter de Coolie... Le mot, à l’époque, résonnait dans ma tête comme une bombe atomique...

   La déconvenue de notre informateur, la survenue dans un bal d’une chanson stigmatisant son groupe ethnique, l’utilisation de cet air par ses rivaux pour empêcher une entreprise de séduction pourtant bien engagée, tout ceci nous conduisit à interroger ladite chanson. Dans quel arrière plan anthropo-historique s’enchâsse-t-elle, de quels discours se fait-elle l’écho ?


                             

1 Léona Gabriel (1891-1971), née à la Martinique, arriva à Paris dans les années vingt, après avoir séjourné en Guyane et à Panama. Elle y épousa en 1928 le célèbre compositeur français Léo Daniderff (Ferdinand Niquet), qu’elle quitta quelques mois plus tard. Elle enregistra de nombreux disques et est considérée comme la chanteuse de référence de la musique traditionnelle martiniquaise. Servie par une mémoire remarquable, elle restitua, avec des arrangements qui lui sont propres, une partie du patrimoine musical de Saint-Pierre. Dans un ouvrage qui réunit son répertoire (ses compositions et des morceaux issus du folklore pierrotin), elle déclare, concernant les textes de ces chansons: “Ce ne sont que des récits vrais de certaines de nos coutumes, de nos mœurs, de nos traditions; Ce sont des récits sans fard, sans artifice, un pur métal sans alliage, des récits tout nus” (Gabriel-Soïme, 1966: 14). (Retour au texte)

2 Le chabin (ou la chabine) désigne à la Martinique un phénotype particulier présentant, pour reprendre le mot de Michel Leiris, “une combinaison paradoxale de traits des races noire et blanche” (1955: 161): cheveux blonds et crépus, peau claire et traits négroïdes, etc. En rapport avec cette singularité, on prête au chabin un caractère instable voire querelleur (mové chaben). La chabine, elle, est davantage réputée pour l’attraction qu’elle suscite, quand la combinaison en question est jugée harmonieuse.  (Retour au texte)

3 “Lâche-la, coolie, lâche-la! Elle n’est pas pour toi !”  (Retour au texte)

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