On parle souvent des caprices ou des hasards de l’histoire ; est-ce sur leur compte qu’il faut mettre le sort de la Réunion et des Indiens de l’île, ou plutôt sur celui des désirs, des luttes et des intérêts ? Pour les Arabes - ou les Swahilis - de notre époque médiévale, longeant les côtes africaines et poussés toujours plus loin par la curiosité propre aux peuples emportés par une dynamique conquérante, toute terre découverte offre bien un intérêt ; mais dans le cas de notre île plutôt inhospitalière, on se contentera de l’essentiel : le ravitaillement. Que cela soit dit : Dina Morgabin, "l'Ile du Couchant" fournira de l’eau et de la nourriture fraîche. C’est tout.
Nous voici à présent au XVIe siècle : le destin indien du territoire, en même temps que celui de l’île elle-même, s’ébauche alors, sous d’autres latitudes, sans que nul ne s’en doute encore. Loin, là-bas, l’Europe "Renaît". Italiens, Flamands, Français, font les artistes, les intellectuels. Les Portugais, eux, rêvent des richesses qu’ils n’ont pas, des épices qui les leur donneraient. Vasco de Gama a ouvert la route des Indes par le Cap des Tempêtes - qui n’est pas encore celui de la "Bonne Espérance" - dès 1498. Le cruel Alfonso de Albuquerque a même pris au souverain musulman de Bijapour le port de Goa, en 1510. Quelques années plus tard, lui aussi en route pour l’Inde et ses merveilles, pour l’Inde fragile des sultanats rivaux et des petits royaumes hindous, Pedro do Mascarenhas remonte déjà vers le nord après avoir contourné l’Afrique. Sur sa route, les quelques "cailloux" qu’il rencontre - mais les découvre-t-il vraiment lui-même ? - n’ont certes pas de quoi lui faire oublier son but fascinant. Il continue, laissant derrière lui son nom aux Mascareignes.
Dès lors, celles-ci vont constituer des étapes dont l’intérêt ne cessera de grandir aux yeux de ceux qui vont se les disputer. Aux hardis Lusitaniens s’ajouteront Hollandais, Anglais, Français. Les luttes, ici et ailleurs, seront rudes, des siècles durant.
Lorsque, au XVIIe s., le pouvoir musulman s’effrite sur l’ensemble du sous-continent indien, les puissances européennes y voient l’opportunité de donner à leurs visées, jusque là essentiellement commerciales, une ambition plus franchement territoriale. On installe des comptoirs, on jette les bases de nouveaux empires. Les Français s’approprient Surate, dans le Gujerat, en 1668, puis le petit village de Pondichéry, sur les côtes du pays tamoul, en 1673... Quelques milliers de kilomètres au sud, ils décident enfin, contrairement aux premiers découvreurs, de laisser à demeure sur l’Ile Bourbon une poignée de colons. Ceux-ci vivotent, coincés entre une mer inhospitalière et des montagnes écrasantes : une existence rude et fruste, une micro-société exclusivement masculine et sans avenir. Si l’on veut qu’une population se fixe durablement sur l’île, il faut des femmes. Cela sera ! Car le roi de France doit garder la mainmise sur le lieu. Mais il ne faut guère compter sur des sujets de notre gracieuse majesté pour tenter l’aventure sur cette terre sauvage. Un Portugais, Manuel Texere de Mota, sera le pourvoyeur de ce qui n’est finalement alors considéré que comme une marchandise un peu particulière et, entre 1667 et 1678, débarquera trente-cinq femmes - seulement - dont quatorze Indiennes de Goa : la toute première contribution du pays des Marattes à la démographie réunionnaise. Elles auront en tout une centaine d’enfants ! Après quinze prisonniers "noirs de St. Thomé", c’est en 1687 le tour d’un premier esclave indien d’être introduit sur la colonie, un jeune garçon de douze ans vendu par un Portugais. Esclaves aussi, ou artisans qualifiés et "libres" (artisans dans le domaine du bâtiment, de l'orfèvrerie...), seront les nouveaux venus tout au long du XVIIIe s. Aux côtés des Malgaches ou des Africains travaillent sur les plantations des contingents de malheureux venus des fameux comptoirs français : Chandernagor au Bengale, Karikal sur la côte de Coromandel, Mahé et Calicut sur celle de Malabar, outre Surate et Pondichéry, déjà évoqués. Ainsi en 1709, les Indiens constituaient 24% de la population d'esclaves à Bourbon.
En 1808, sur une population totale de 54 000 habitants, la Réunion compte environ 1 600 esclaves indiens. En 1828, un vaisseau français en provenance de Yanaon, La Turquoise, débarque à l'île Bourbon un groupe de Telugu, ou Télingas, ayant le statut d'engagés (travailleurs "libres", donc). Des précurseurs en quelque sorte, appelés pour la construction d'un pont suspendu sur la Rivière des Roches. C’est cependant lorsque le système esclavagiste officiel aura connu ses derniers jours que l’immigration en provenance du sous-continent connaîtra un accroissement considérable - encore que très irrégulier dans le temps, en fonction des législations et des péripéties marquant les relations franco-anglaises, en cette époque d’intenses rivalités coloniales. Il faut dire que les comptoirs français sont extrêmement exigus et ne sauraient constituer le riche réservoir de main d’œuvre nécessaire aux colons des îles à sucre. Par contre, l’arrière-pays est immense, ses habitants innombrables... mais ce sont les Anglais qui y règnent en maîtres. (Photo1, photo2).
Vue partielle du lazaret de la Grande-Chaloupe, sur la route du littoral entre Saint-Denis et La Possession. Les engagés indiens du XIXème s. y passaient un dur séjour de quarantaine à leur arrivée sur l'île. |
C’est alors qu’entrent en scène de peu scrupuleux personnages : les tristement célèbres "mestrys", agents recruteurs aux méthodes d’escrocs qui vont s’emparer des personnes de milliers de laboureurs, coolies et autres pauvres hères, tous sujets du roi d’Angleterre, pour en faire des "engagés" destinés au travail sur les plantations ou dans les manufactures des Antilles, de Guyane ou de la Réunion, en lieu et place des esclaves affranchis. Ce mode de recrutement explique que l’immense majorité des migrants seront issus des basses castes : ouvriers agricoles (pallas et pallys...), pariahs... tous laissés-pour-compte dans une Inde anglaise où la misère étend inexorablement son empire. Les procédés des mestrys sont souvent ignobles : de la fausse promesse à la séquestration, des clauses fallacieuses sur les contrats d’engagement jusqu'à de véritables rapts... on ne s’embarrasse pas de morale. Au cours du siècle, 120 000 Indiens seront ainsi victimes de l’odieux trafic. Mais quel aurait été leur sort sur leur terre natale ?… (Photo3, photo4, photo5, photo6, photo7).
Le transport s’effectue dans des conditions inhumaines, à bord de navires surchargés, au milieu du bétail ou de denrées en voie de décomposition. C’est parfois le naufrage, comme celui de l’Ally en 1865 au large du Bengale : 321 victimes. On meurt aussi d’épuisement, de maladie, voire d’asphyxie ou de suicide. Sur les lieux de travail, ces "libres" immigrants sont exploités sans vergogne, généralement au mépris des termes de leur contrat. Se constitue alors une nouvelle classe servile, souvent plus misérable encore que celle des esclaves de naguère. Certains privilégiés ont parfois la chance d’échapper à ce triste sort en trouvant quelque emploi domestique : cuisinière, jardinier... C’est par ceux-ci que s’ébauchera d’abord l’intégration à la société créole en perpétuelle gestation. Intégration linguistique, intégration religieuse surtout... dans les apparences, mais des apparences qui imposeront aussi peu à peu tout ou partie des croyances dont elles se veulent les manifestations.
"Tu as donc changé de religion ? fit Boadour.- Ce n’est pas cela ! Le curé m’a dit que je ne devais manquer la messe sous aucun prétexte. Je vais donc continuer à y aller pour ne pas m’attirer d’ennuis, mais je continuerai à aller chez Cagny !" (Firmin LACPATIA : Boadour - Du Gange... à la Rivière des Roches, p.75. Cagny est le poussari, le prêtre paysan hindou). Souvenons-nous toutefois qu’au début de la seconde moitié du XIXe s., 6 000 Indiens imprégnés d’une foi catholique "officielle" mais quelque peu vacillante sont venus de Pondichéry. Pour eux le Père Charles Laroche fit construire à Saint-Denis la petite chapelle Saint-Thomas-des-Indiens. Les enfants pouvaient recevoir, en langue tamoule, un enseignement fort imprégné de valeurs religieuses catholiques. Monseigneur Maupoint, pour sa part, constate que l’Indien "reste attaché à sa religion qu’il a sucée avec le lait de sa mère", et le décrit non sans une pitié empreinte de mépris comme "prisonnier de ses préjugés de caste, de ses vieux jongleurs et de ses bonzes, de ses superstitions". Considérant les réalités religieuses avec un peu plus de hauteur, l’Eglise constatera plus tard dans son rapport sur la Mission Indienne que, pour ces populations, "toutes les religions sont autant de chemins qui mènent à Dieu".
Laboureurs et coupeurs de cannes restent confinés au ghetto de leur camp, dans d’insalubres "cabanons" (a) ou des paillotes de torchis, où saisie (b) et marmite constituent souvent le seul mobilier. Ils n’ont guère l’occasion de se mêler aux autochtones. Au centre de ce camp s’élève un mât, à son sommet, chaque soir on allume une lanterne, en l’honneur de Para-Brahma, symbole de la foi ancestrale. C’est au pied du mât qu’on se réunit le soir, qu’on célèbre les cérémonies du culte...
A la même époque, dès les années 1850, arrivent aussi en provenance du Gujerat ces Indiens musulmans que l’on surnommera un peu plus tard "Z’Arabes" et qui se tailleront une place de plus en plus enviable dans le commerce local. Des Indiens de confession islamique avaient déjà été introduits en tant qu’esclaves. Comme leurs coreligionnaires originaires d’Afrique orientale ou des Comores, ils avaient dû renoncer à leur culte par la force des choses.
Les engagés malbars, eux, sont pour longtemps dans une situation qui ne suscite guère l’envie, même si certains propriétaires, parfois certains fonctionnaires, font preuve d’un peu plus d’humanité que la plupart de leurs congénères. "Maintenir les Indiens dans les liens de l'engagement, tel était le but de ce qu'on appellerait, à présent, une campagne de désinformation ou d'intoxication" (a), orchestrée par ceux qui y trouvent leur intérêt, les riches planteurs et les pouvoirs en place.
Ainsi se forge dans cette communauté d’immigrés une mentalité qui va se perpétuer, faite de résignation aussi bien que de révolte. Résignation de ceux qui, par la soumission aux maîtres, espèrent trouver la voie de la survie jusqu’au jour tant désiré du rapatriement vers l’Inde natale - mais lorsque rapatriement il y a, il se transforme souvent en nouveau cauchemar. Résignation aussi de ceux qui croient trouver refuge dans l’alcool. Révolte de quelques courageux qui s’insurgent contre les multiples formes de l’autorité dominatrice, qui laissent éclater leur malaise à l’occasion de grèves et autres manifestations, qui vont jusqu'à brûler, piller, assassiner, ou qui, seulement, désertent après des milliers d’autres. Le suicide - acte d’un révolté ou ultime résignation - atteint des proportions presque épidémiques.
Cette crise sociale et humaine se conjugue à la crise sucrière : les maladies de la canne, l’archaïsme des méthodes d’exploitation et la concurrence de la betterave, en cette dernière partie du XIXe s., portent de rudes coups à ce qui constitue le fondement même de toute l’économie. Dans ce contexte d’une agriculture sinistrée, les conditions d’existence des engagés ne peuvent qu’empirer. Une des conséquences majeures de cette conjoncture sera la prohibition définitive, par les autorités anglaises du Gouvernement indien, de l’émigration contractuelle, en 1882. On compte alors plus de 18 000 travailleurs indiens sur l’île.
Pour eux, au-delà de l’impression que peuvent laisser certains comportements extrêmes que nous avons évoqués, il faut comprendre que le quotidien est surtout fait de petites luttes incessantes pour vivre moins mal, autant que faire se peut, pour vivre de manière moins dépendante, sinon plus libre. On cultive quelques pieds de maïs, quelques légumes sur les minuscules parcelles cédées par les grands planteurs, on élève une poignée de volailles, de cabris ou de porcs, on parcourt les quartiers pour vendre ces produits. Ainsi s’esquisse un nouveau mode de vie, modeste et laborieux, qui se généralisera au cours de toute la première moitié du XXe s. L’entre-deux-guerres ne voit en effet que peu d’évolution. La grande majorité des Malbars continue d’occuper des emplois d’ouvriers agricoles dans les grandes propriétés sucrières, et à vivre dans les camps. L’alcoolisme, toujours, mais aussi le paludisme et, en 1919, l’épidémie de fièvre espagnole, exercent leurs ravages. Un petit artisanat - pêcheurs, orfèvres... - se développe modestement, que le second conflit mondial fera bientôt disparaître. Les familles créoles emploient des "nénènes" qui, pour leur réputation de sérieux et de douceur, sont presque toutes des malbaraises. Bref, tout ce petit peuple reste à quelques exceptions près condamné à un état proche de la misère, sans plus même s’insurger. Le cas des "bijoutiers-permissionnaires", qui fait l'objet d'un ouvrage de Jean-Régis Ramsamy, est à la fois particulier et représentatif (b). (Photo 1).
Quelques exceptions, oui. Des commerçants, des grossistes, grâce à leur habileté et au coup de pouce de la chance, réussiront à établir des situations avantageuses, voire à faire fortune. La récente tradition marchande des Gujerati est telle que c’est surtout parmi eux que l’on comptera les réussites les plus éclatantes. Les enseignes de bien des établissements prospères et modernes d’aujourd’hui en témoignent encore. On pourrait également citer l’exemple du Malbar Mourouvin Moutoussamy, qui parvint à se hisser au rang des grands propriétaires terriens (6000 hectares environ !) possédant en outre, dans l’est, sa distillerie, sa sucrerie, son huilerie, sa féculerie, et même un établissement de batelage - une "marine" - à Sainte-Rose.
Tandis que les Indo-Musulmans, peu nombreux et, par ailleurs, mieux à même d’affirmer leurs spécificités au sein de la société réunionnaise, constituent une communauté fidèle à nombre de ses coutumes, les descendants d’engagés hindous sont souvent partagés entre deux tentations. D’une part ils s’appliquent à perpétuer sous l’impulsion du père de famille, véritable patriarche, des traditions qui débouchent fréquemment sur un esprit de clan. Sous la houlette des rares notables indiens, des associations sont créées - la "Saint-Pierroise" dès 1872 - pour bâtir des coïlous et entretenir la foi. D’autre part le métissage de plus en plus courant dans les classes populaires aboutit à une atténuation des particularités culturelles, comportementales, linguistiques et même physionomiques... Particularités qui, pour certaines, font aujourd’hui et depuis plusieurs années l’objet d’une sorte de reconquête identitaire - après l’uniformisation sur le modèle européen vers laquelle a tendu l’évolution sociale consécutive à la départementalisation.
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