L'indianité

   Depuis une vingtaine d’années, l’on assiste à un éveil des identités culturelles à la Martinique. Les regards des Créoles d’origine afro-européenne se sont tournés vers l’Afrique et, par réaction, celui des Créoles indiens s’est tourné vers l’Inde, en passant par la Guadeloupe, la Trinidad, et le Suriname plus récemment. Ils ont très vite pris la mesure de leur éclatement en tant que groupe, de la faiblesse numérique de la composante qu’ils représentent et de leur éparpillement géographique : paramètres qui sont en partie à l’origine de leur métissage et de leur assimilation culturelle.
   Pour toutes ces raisons, les Indomartiniquais sont à appréhender en tant que « survivance complexe ». Ils constituent en effet les survivants d’une composante ethnique venue s’ajuster très tardivement à la dialectique relationnelle qui a prévalu à la Martinique depuis le début du XVIIe siècle. La situation d’esclavage a mis en présence des esclaves et des colons issus de « races » distinctes, et a donné jour à l’élaboration d’un type de rapports humains qui selle un lien social fort complexe. Cette complexité se ressent plus que jamais dans la société créole contemporaine, sans doute parce que l’on n’a pas encore mesuré l’importance des déstructurations humaines et sociales qui constituent le terreau même sur lequel cette société a dû s’élever. C’est dans un contexte sociopolitique extrêmement dur que les Indiens ont eu à se forger une place et une image dans la société d’accueil. Le fait cependant que certains de leurs traits culturels ont été rapidement gommés dans le creuset dénaturalisant de l’habitation n’a pas empêché qu’ils furent longtemps regardés comme des étrangers.

   S’ils ont d’abord appris à être du dehors, peu d’Indiens nés sur le sol martiniquais ont eu le temps de s’imprégner véritablement des traits culturels de leurs parents : curieusement, en effet, de nombreux parents, convaincus que leur salut résidait dans l’assimilation, renoncèrent à leur transmettre leur patrimoine culturel, la langue tamoule en tout premier lieu.
   Le manque de pouvoir économique qui les caractérisait, leur maintien sur la plantation - lieu d’asservissement et d’acculturation - la scolarisation de leurs enfants, l’aspiration à une intégration sociale rapide... participèrent au gommage tout aussi rapide des traits culturels qui n’étaient plus pertinents dans le contexte colonial créole. Nombreux sont les Indocréoles qui regrettent de n’avoir rien appris de leurs parents, de leur culture et de leurs origines.
   Mais cette intégration rapide à laquelle les Indiens aspiraient (ceux en tout cas qui renoncèrent au rapatriement et s’installèrent dans la colonie), et qui leur fut longtemps refusée ne s’effectua pas sans s’accompagner d’un certain rejet par la communauté créole globale, aussi paradoxal que cela puisse sembler. Et c’est sans doute par le fait qu’ils n’acceptaient plus la situation de transparence (d’invisibilité) qui leur était faite sur le plan social, qu’il faut expliquer le fait que, dans les années 1980, l’on va assister à la création de l’Association culturelle Martinique/Inde (ACMI), à l’initiative de Michel Ponnamah, intellectuel d’origine indienne. L’objectif de cette structure était la prise en charge de la composante indienne de la culture créole.
   Depuis une vingtaine d’années maintenant, les recherches se sont multipliées sur les maintenances culturelles et l’histoire indiennes dans la Caraïbe, y compris à la Martinique et à la Guadeloupe.
   Des voyages en Inde s’organisent activement depuis quelques années. Ils répondent au besoin qu’éprouvent les descendants d’Indiens de connaître le pays de leurs ancêtres. La fonction de ces voyages aux sources est toute symbolique cependant. Les recherches généalogiques, très peu poussées à la Martinique, n’ont permis à aucun Indien - à notre connaissance - de renouer avec la famille de ses ancêtres en Inde. Cette exploration difficile des généalogies tient aux falsifications des patronymes indiens perpétrées lors de l’inscription des Indiens sur les listes à usage administratif. A cela s’ajoutent l’éparpillement des sources d’archives et le laxisme des planteurs dont certains « journaux » et documents administratifs sont inexploitables sur le plan documentaire.
   Tout comme les « temples » hindous de la Martinique qui le sont sur un plan essentiellement symbolique, c’est le sentiment d’appartenir de près ou de loin au sous-continent qui anime les descendants d’Indiens qui souscrivent à ce voyage aux sources. Sans doute, comme toute démarche symbolique, les voyages en Inde sont-ils destinés à apaiser des angoisses latentes et à trouver des réponses à des questions qui ne furent peut-être jamais formulées. Sur quelle base en effet renouer avec Mother India ? Comment retrouver le langage perdu ? Comment rétablir la filiation ? Les Indomartiniquais qui se sont rendus en Inde ont pourtant fait l’expérience extraordinaire et apaisante d’une symbiose qu’aucun langage et qu’aucune culture n’auraient pu leur faire « vivre ».

   S’il ne faut cependant pas sous-estimer le rôle de ces voyages tout comme les nombreux contacts que nouent les Indomartiniquais avec des Indiens de la Caraïbe ou de l’Inde, nous ne croyons pas qu’il faille les concevoir en termes d’investissement stratégique de quelque nature que ce soit. Ils sont d’abord l’expression d’un rapport sentimental à l’Inde, même s’ils contribuent objectivement à la réintroduction d’éléments de culture indienne à la Martinique. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur le sens à donner à ces introductions ou réintroductions, mais de souligner qu’ils sont un phénomène qui se consolide et qu’il n’est plus rare aujourd’hui de voir porter le sari,  pratiquer la danse indienne (le Bharata Natyam enseigné par Lucienne Velay et Suzy Maniri), adopter des objets destinés à la décoration d’intérieurs, pratiquer certaines philosophies indiennes (Yoga, médecine ayurvédique, méditation transcendantale...), réintroduire des mets qui avaient disparu, proposer à un rythme bisannuel la grande fête profane que constitue le méla...
   Le paysage culturel martiniquais se met à refléter peu à peu une certaine « visibilité » indienne qui sort l’Indomartiniquais de la représentation rurale et rétrograde qu’en avaient ses compatriotes créoles. Ce sont toutefois  des éléments de la « haute culture » indienne qui sont introduits dans la société créole. Cette démarche et les choix qui l’accompagnent soulignent la réussite sociale des Indomartiniquais : celle-ci s’assortit assez logiquement d’exigences nouvelles, sur le plan de la représentativité sociale notamment.
   Nombre d’Indomartiniquais ont d’ailleurs fait l’effort de connaître l’histoire et la culture du pays d’origine de leurs ancêtres.
   Pourtant, par ses traces qui s’estompaient assez rapidement, l’Inde était devenue une entité théorique, un mythe au contenu de plus en plus flou, que quelques parents - quand ce ne sont quelques grand-parents - avaient tenté de maintenir vivace. Mother Martinique avait fini par remplacer Mother India : le Nord de la Martinique, en particulier, s’était mis à symboliser l’espace et le lieu de ce transfert, en devenant une « terre coolie », une Inde miniature sur laquelle s’enracinent les quelques « temples » hérités d’un passé ravageur et de l’entêtement des « Anciens » qui se sentaient investis de la mission indéfectible de transmettre le patrimoine légué par leurs parents.
   L’exploration des faits historiques concernant la seconde moitié du XIXe siècle en est encore à ses balbutiements. L’importance extraordinaire, justifiée et légitime, qu’a revêtu l’abolition de l’esclavage, en 1848, explique en partie la mineurisation de certains événements, qui ont laissé des traces durables autant dans les structures sociales que dans le lien social lui même. L’histoire de l’immigration en général fait partie de ces événements qui attendent encore d’être scrutés sereinement par les scientifiques, sans rien enlever de sa primauté à l’histoire de l’esclavage qui, elle aussi, est loin d’avoir été épuisée au plan de la Recherche.
   C’est sans doute à juste titre que Jean Bernabé appréhende en tant que « fille de la Négritude » le mouvement que les fondateurs de l’ACMI baptisèrent du nom de l’Indianité. Mouvement qui, nous l’avons vu, s’initia dans les années 1980, à une époque où les descendants d’Indiens se sont mis à penser la place du descendant d’Indien dans sa société. Cette réflexion s’est mise en place au moment où le mouvement de la Négritude a porté si haut les valeurs nègres, que les Indomartiniquais ont eu le sentiment d’être les laissés-pour-compte de leur société : il s’agissait de réagir et de rappeler le caractère multiethnique de la société martiniquaise, sans contester la place, la nécessité et l’importance historique revêtues par le courant de la Négritude – quelles que soient les critiques qui sont désormais formulées à son endroit. L’Indianité n’a jamais prétendu être une démarche marginalisante engagée dans l’affirmation de particularismes culturels qui porteraient les Indomartiniquais à se concevoir comme un clan ou une société dans la société. Nous avons souligné plus haut combien la créolisation de ce groupe les a éloignés  des formes d’organisation qui relèvent de la société indo-indienne. Au contraire, l’Indianité s’est voulue une prise de conscience identitaire et l’affirmation d’une spécificité - non moins identitaire - non prise en charge par la Négritude. A ce titre, elle renvoie au souci qu’ont tous les peuples d’assumer certains héritages ethnoculturels, sans que cette démarche ait nécessairement à se concevoir comme s’inscrivant dans une dynamique d’opposition et/ou de rejet des autres. Ce qui est à interroger c’est la brutalité des politiques migratoires qui projetèrent, de manière inconsidérée, des peuples aux pratiques culturelles distinctes dans le creuset de l’habitation. Ce n’est d’ailleurs qu’au prix d’une répression qui jamais ne se démentit que s’obtint ce qui peut, avec le recul, s’apparenter à une forme de consensus social, au terme duquel les cultures les moins favorisées par le rapport de forces furent celles qui parvinrent le plus difficilement à maintenir leurs traits culturels : seuls les traits centraux firent l’objet de choix stratégiques forts, qui contribuèrent à les protéger de l’enlisement et leur permirent de passer à la postérité.

 


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Copyright © Juliette SMERALDA-AMON - 2004