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  A La Réunion en revanche, dès les débuts de l'immigration, le gouvernement français s'est efforcé d'assimiler les populations sous son contrôle. Le projet politique était d'exploiter les ressources de l'île mais le modèle républicain permettait dans le même temps aux individus "employés" pour ce projet de devenir " français ", une possibilité qui ressemblait d'ailleurs beaucoup à une contrainte. En conséquence, les descendants des immigrés indiens sont aujourd'hui largement impliqués dans la culture française. Si on néglige leurs patronymes et leurs phénotypes, ce sont d'abord des " citoyens français ", tout comme les autres membres de cette société multiculturelle. Cependant, en dépit de leur importante adaptation à la vie publique de la société réunionnaise, les originaires de l'Inde continuent à ne pas manger de bœuf, ce qui témoigne d'une démarche profondément hindoue. Malgré plus de cent ans d'établissement dans l'île, ils ont maintenu les principaux patterns de croyances et de comportements de leurs ancêtres dans leur vie privée. Transmis avec rigueur aux enfants dans les familles ethniquement endogames, ces modèles ancestraux leur confèrent le sens d'une différence.

   Je présente ici certaines conceptions et pratiques que ces personnes ont maintenus dans les sphères familiales et communautaires et la façon dont ils gèrent leur vie entre les réalités indiennes et françaises. Après avoir décrit les changements et les continuités dans la présentation publique de soi, dans l'attitude religieuse et dans le langage utilisé pour communiquer, je mentionnerai certains domaines de vie où le sens indien de la hiérarchie et de la distinction ont été adaptés aux contextes culturels et sociaux de cette société plurielle.

   Pour comprendre la situation actuelle des personnes d'origine indienne à La Réunion aujourd'hui, il est nécessaire de retracer brièvement l'histoire de leur établissement dans cette colonie française. Au dix-huitième siècle, l'économie de l'île était fondée sur les plantations de canne à sucre. L'abolition de l'esclavage des africains en 1848 amena les propriétaires blancs a recruter des engagés sous contrat pour travailler sur leurs plantations. Cette politique engendra l'immigration de très nombreux indiens dans l'île, principalement au milieu du siècle dernier (1).   

   La grande majorité des travailleurs indiens venus à La Réunion est originaire de l'Inde du sud, notamment des établissements français dans le Pays Tamoul (Pondichéry, Karikal). Une confusion géographique au dix-neuvième siècle conduisit les administrateurs français a désigner tous les originaires de l'Inde du sud (y compris les Tamouls) par le terme " Malabars " (qui se réfère en principe aux habitants de la côte sud-ouest de l'Inde, la " côte Malabar "). Ce terme, employé par les Français pour désigner les engagés indiens venant a La Réunion, a aussi été adopté et conservé jusqu'à ce jour comme label identitaire par les descendants de ces derniers. La grande majorité des engagés tamouls provenait de différentes castes. Les conditions de vie difficiles en Inde constituaient la raison principale de leur embarquement pour La Réunion. L'immigration offrait la promesse de pouvoir retourner chez eux avec suffisamment d'argent pour recommencer une nouvelle vie. Ainsi, le recrutement des engagés touchait principalement les couches les plus basses de la hiérarchie sociale. Par ailleurs, comme les personnes recrutées devaient effectuer un travail dur et pénible dans les champs de cannes, le recrutement de femmes était relativement réduit (de 1848 a 1883, environ 80% des immigrants tamouls a La Réunion furent des hommes).

   La vie quotidienne de ces immigrants était très dure car les relations de travail dans la société coloniale restaient façonnées par le passé esclavagiste. Initialement, le contrat d'engagement devait durer cinq ans et les " coolies " comptaient pour la plupart retourner chez eux après cette période. La majorité des propriétaires ne respectaient cependant pas tous les termes du contrat et opéraient une pression constante sur leurs employés pour qu'ils prolongent ou renouvellent leur contrat. Travaillant dix à douze heures par jour, les engagés enduraient aussi de nouvelles relations hiérarchiques vis-à-vis des propriétaires et des contremaîtres blancs. Bien qu'ils soient officiellement " libres " et " travailleurs volontaires ", les mauvais traitements et parfois les punitions physiques étaient leur lot quotidien. Leur salaire était aussi souvent reporté ou simplement non versé. On leur interdisait par ailleurs pratiquement de pratiquer leur religion hindoue. Les engagés étaient vite désillusionnés et beaucoup d'entre eux essayaient de s'échapper, de se révolter ou même de se suicider, la fuite ou la mort étant deux moyens pour rompre - d'une manière définitive - leur contrat avec l'employeur.

   De nombreuses plaintes, décrivant le non respect des conventions gouvernant les conditions de vie et de travail sur l'île, furent envoyées par les engagés indiens au Consulat britannique, car la majorité d'entre eux étaient des sujets britanniques et, de ce fait, officiellement protégés par la loi britannique. En 1881, le gouvernement britannique suspendit son accord sur l'engagement d'Indiens par la France. Cette décision marqua la fin de l'émigration d'Indiens du sud à La Réunion, mais elle n'améliora pas la situation des travailleurs qui étaient déjà dans l'île. La plupart des propriétaires utilisèrent en effet tous les moyens qui leurs étaient donnés pour conserver cette force de travail dans leurs plantations, notamment en retardant le départ des bateaux qui devaient ramener les engagés en Inde à la fin de leur contrat. Ainsi, même quand les engagés étaient assez chanceux pour arriver au terme de leur contrat et avoir reçu leur salaire, beaucoup d'entre eux devaient attendre plusieurs mois avant d'obtenir une place sur un bateau les ramenant en Inde. Le report répété de leur départ les obligeait souvent à dépenser toutes leurs économies et à accumuler de nouvelles dettes qui les contraignaient finalement à rester dans l’île et à offrir leur service à leur ancien ou à un nouvel employeur.

   Ainsi, la majorité des engagés tamouls ne purent retourner en Inde du sud à la fin de leur contrat. Ces circonstances, associées aux décisions parfois volontaires de s'établir à La Réunion, ont déterminé la mise en place d'une diaspora tamoule dans l'île, une diaspora dont les membres ont eu très peu de contact avec leur pays d'origine jusqu'à approximativement ces quinze dernières années. Culturellement déracinés et endurant des conditions de vie très dures, les Tamouls se sont adaptés et ont développé un nouveau type de vie en réponse aux différents besoins et aux obligations auxquels ils devaient faire face dans ce nouveau contexte culturel et social. Cette brève description de la coercition qu'ils ont endurée dans le passé permet de comprendre les patterns de comportements qu'ils ont développés à La Réunion.


1. L'immigration de " travailleurs libres " de l'Asie du sud commença vers 1827 mais c'est seulement après 1848 que la venue d'engagés indiens fut organisée sur une grande échelle. En 1885, on comptait 117 813 habitants dans l'île.  Retour au texte.

 


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