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   L'aspect intéressant de tout cela est que les signes et symboles occidentaux furent intégrés dans des conceptions fondamentalement hindoues. A propos des prénoms par exemple, il est frappant de constater que si ceux-ci sont chrétiens, la première lettre du second prénom (celui utilisé au sein de la famille), une lettre importante pour que l'enfant soit chanceux et reste sous la protection de Dieu tout au long de sa vie, est choisie par les parents après consultation avec un prêtre hindou compétent en astrologie. De plus, si les enfants et les parents vont à l'église pratiquement tous les samedis ou dimanches, ils prient toujours les dieux hindous aux temples et agissent en qualités d'hindous dès qu'ils font face à des événements importants comme la naissance, le mariage, la maladie et la mort. Si l'enfant est systématiquement baptisé à l'église, de nombreux rites et attitudes propitiatoires hindous sont respectés au moment de sa naissance et après celle-ci. La date du mariage, une affaire très importante, est aussi décidée en fonction de l'astrologie hindoue. La pression de la société d'accueil a conduit les originaires de l'Inde à adopter le mariage chrétien à l'église comme une pratique générale normative mais cela n'implique pas un abandon des principes hindous. Le moment des funérailles est aussi choisi en référence à l'astrologie hindoue et, à nouveau, de nombreux rites et attitudes hindous sont alors observés.

   Les personnes d'origine tamoule considèrent généralement que la religion hindoue constitue la meilleure voie pour résoudre les problèmes auxquels ils font face dans leur vie. Plus contraignante que les pratiques chrétiennes, les pratiques hindoues, avec leurs carêmes et sacrifices fréquents, sont de fait plus " puissantes ". Aujourd'hui, la pratique de la religion chrétienne en tant que " religion publique " n'empêche pas le sentiment que chaque fois qu'un événement réellement important se dessine, la religion hindoue est le seul recours adéquat. Il faut souligner que les personnes d'ascendance indienne n'ont pas mis en place de syncrétisme entre les deux religions, chacune étant utilisée dans un contexte spécifique (social et publique pour le christianisme, familial et privé pour l'hindouisme). La contextualisation des attitudes et l'extériorisation de la religion chrétienne sont notamment exprimées à travers la chaîne en or avec une croix que certaines femmes indiennes portent ostensiblement autour de leur cou lorsqu'elles vont a l'église, tout en portant dans le même temps, caché sous leur chemise, un autre collier avec un talisman protecteur hindou.

   La troisième grande adaptation extérieure des modèles dominants de la société réunionnaise a été d'ordre linguistique. Les principales langues employées dans l'île étaient (et sont toujours) le créole et le français. Très tôt, le créole fut la langue populaire pour communiquer dans la vie de tous les jours (1). Tout comme la pratique de la religion hindoue, la langue tamoule était virtuellement interdite dans l’île et les Tamouls durent adopter le créole pour agir dans la société. Le créole était en fait la première langue que les immigrants devaient apprendre. Le développement consécutif de l'éducation française et des écoles publiques dans l'île permit aux Tamouls d'apprendre le français, la langue officielle à La Réunion. Comme le fait de camoufler les "aspects indiens" favorisait l'intégration dans la société, la langue tamoule, de moins en moins utilisée, fut pratiquement oubliée. Aujourd'hui, elle est exclusivement utilisée par quelques prêtres capables de lire et de réciter les prières hindoues dans les temples. Le fait intéressant est que les principales idées de la culture tamoule ont persisté à travers la médiation du créole et/ou du français. Dans les deux langages adoptés on peut ainsi localiser de nombreuses façons de penser tamoules à travers l'emploi des proverbes ou de maximes qui se référent aux anciens et à leurs conseils. Cela permet aussi de noter la prédominance de certaines notions fondamentales dans les conceptions du monde indien comme la propreté, la pureté, l'honneur, la protection, la dévotion, la chance, le sacrifice, le destin, la séparation des choses, la propitiation, le mauvais œil, la dépendance, la hiérarchie, etc., notions auxquelles les Tamouls de La Réunion se réfèrent dans la vie de tous les jours.

   L'exemple de la division des castes montre particulièrement comment des modèles forts peuvent persister, même hors de leur lieu d'expression originel. Du fait de la promiscuité physique parmi les travailleurs (dans les plantations de canne durant la journée et dans les camps la nuit), et du fait de la difficulté relative à se marier exclusivement entre Tamouls dans l'île, le système des castes et ses règles a perdu son sens parmi les originaires du Pays Tamoul à La Réunion. Par ailleurs, dans la société coloniale de l'époque, les stratifications habituelles basées sur la profession n'étaient plus opératoires. Vivant dans un monde culturel et social dans lequel le statut associé à la caste n'avait plus de sens, les originaires de l'Inde du sud étaient principalement préoccupés par l'amélioration immédiate de leurs conditions de vie. L'idée de l'amélioration de la vie et l'ascension sociale impliquait une nouvelle façon d'être tamoul. En réalité, la disparition des distinctions de castes n'a pas fait disparaître l'important principe de hiérarchie de leur culture l'origine. Les Tamouls de la Réunion ont continué a s'évaluer les uns les autres en relation a une échelle de valeur, ceci même si le rang de l'individu et de sa famille sont plus "achevés", en termes d'éducation et de richesse, qu'"attribués" une fois pour toute a la naissance.

   Naître aujourd'hui dans une famille tamoule à La Réunion sous-entend donc un apprentissage précoce d'un certain nombre de règles étroitement reliées à une "identité sud indienne". En fait, même si le modèle culturel général de la société est tout à fait occidental, les parents (particulièrement la mère) s'efforcent de faire intégrer à leurs enfants ce qu'ils considèrent comme une façon "normale" de vivre. A l'intérieur de la famille, l'intégration des normes et valeurs de la culture tamoule est implicite dans l'éducation des enfants. Très tôt, ceux-ci apprennent à prendre modèle sur leurs aînés du même sexe et à respecter les adultes. Le pattern que les enfants acquièrent qui a le plus d'incidence dans la vie est celui de la séparation des choses : ils apprennent très tôt à se démarquer de leurs germains de sexe opposé ; ils se distinguent des "autres" hors de la maison familiale, particulièrement les autres non-indiens, et ils distinguent leur investissement dans la religion hindoue au temple de celui qu'ils ont dans la religion chrétienne (qui témoigne avant tout de leur conformité envers les normes françaises de la société globale). Cette séparation précoce entre le milieu intérieur et privé et le milieu extérieur et publique, correspondant d'une certaine manière à la distinction pureté/impureté, déterminante dans la vie de l'individu.


1.  Si le français est la langue officielle dans l'île, le créole, fondé sur le français (avec un certain nombre de mots malgaches et tamouls), reste la langue principalement employée. Il est notamment utilisé pour communiquer avec les membres de la famille et lors des interactions informelles hors de la maison. Retour au texte.

 


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