La Veuve du Malabar
ou
L'Empire des coutumes

Antoine Marin Lemierre

(Tragédie - 1770)

  
    

  

          

 

   Lemierre, né à Paris dans une famille pauvre en 1733 (1723 selon d'autres sources) et mort à Saint-Germain-en-Laye en 1793, fut élu à l'Académie Française en 1780 (ou 1781). Il est l'auteur de poèmes didactiques ainsi que de tragédies, notamment Hypermnestre (1758), Guillaume Tell (1766, pièce reprise en 1786), Barnavelt (1784), et cette oeuvre, La Veuve du Malabar, datée de 1770 (1771 ou 1780 selon d'autres sources) et qui valut à l'auteur son plus grand succès.
   Ce texte est publié avec l'autorisation de la bibliothèque électronique Gallica. L'orthographe est celle du texte d'origine.

   Tragi-comédie plutôt que tragédie - au sens classique du terme - La Veuve du Malabar est une pièce instructive à plus d'un titre, ce qui contribuera à faire "passer" les faiblesses littéraires d'une oeuvre typique du goût qu'avait son époque pour le pathétique et le mélodramatique souvent les plus outrés.
   Instructive d'abord dans la mesure où elle véhicule une quantité de ces clichés, d'un exotisme frisant la caricature, qui sont finalement davantage révélateurs de ceux qui y ont recours que de ce(ux) qu'ils représentent. En ce XVIIIème siècle, des "Lumières" pourtant, l'ethnocentrisme qui ne connaît pas encore son nom règne pleinement sur les esprits, et l'on juge l'autre à l'aune du "nôtre". L'Inde des brâhmanes se limite à celle des palmiers et de la satî : celle où les veuves sont poussées à l'immolation dans les flammes, où la vie n'a pas plus de prix que chez tous ces autres peuples "sauvages" que la civilisation européenne - la seule ! - a donc le devoir d'extirper des ténèbres. Et d'ailleurs, tous ces barbares n'ont pas forcément un fond mauvais ! se dit-on...
   Instructive ensuite, justement, pour les connotations historiques qui parcourent le texte, et en particulier son dénouement, lorsque ce rôle civilisateur incarné par un général français prend tout le relief voulu par l'auteur. Militaire et amant, c'est les armes à la main que ce général aime l'Inde, une Inde fragile et sans défense contre ses propres démons, une Inde qu'il faut donc protéger contre ceux-ci. Et qui pourrait le faire mieux que le vainqueur, qui s'affiche fièrement "français" et qui pardonne dans toute sa grandeur d'âme ? Qui pourrait le faire mieux que ce grand, ce bon "Louis" (XVI) dont le général n'est finalement que l'instrument, "la main", selon ses propres termes ? Les vers de Le Mierre se font alors, sans détour, pure propagande, écornant probablement au passage, si l'on lit entre les lignes, l'ennemi anglais, porteur de "cruauté", d'"orgueil" et de "violence". On se console comme l'on peut des rêves de Dupleix depuis longtemps engloutis...

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Acte 1 - acte 2 - acte 3 - acte 4 - acte 5

    

                    

ACTE 1

Scène 1 - scène 2 - scène 3 - scène 4 - scène 5


SCÈNE 1

La scène est dans une ville maritime, sur la côte
de Malabar.

Le grand bramine, le jeune bramine, un bramine.

Le Grand Bramine :
Un illustre indien a terminé sa vie :
sachez donc si sa veuve, à l'usage asservie,
conformant sa conduite aux moeurs de nos climats,
dès ce jour met sa gloire à le suivre au trépas :
c'est un usage saint, inviolable, antique,
et la religion, jointe à la politique,
le maintient jusqu'ici dans ces états divers,
que traverse le Gange et qu'entourent les mers.
Allez. Je vous attends.
Le bramine sort.

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SCÈNE 2

Le grand et le jeune bramines.

Le Grand Bramine :
                                    Oui, c'est vous dont le zèle
conduira de sa mort la pompe solennelle.

Le Jeune Bramine :
Quoi ! Les européens, accourus vers nos ports,
de leurs vaisseaux nombreux investissent ces bords ;
tant de foudres lancés sur les murs de la ville,
de leurs coups redoublés, ébranlent notre asile ;
et c'est peu qu'aujourd'hui la guerre et ses fureurs
fassent de ce rivage un théâtre d'horreurs !
Au milieu des dangers, au milieu des alarmes,
que répand dans nos murs le tumulte des armes,
nous préparons encore un spectacle cruel,
qui me plonge d'avance en un trouble mortel ;
nous dressons ces bûchers, consacrés par l'usage,
qui font du Malabar fumer au loin la plage.
Non, je dois l'avouer, je ne pourrai jamais
accoutumer mes yeux à de pareils objets.
Eh ! Ne peut-on sauver la victime nouvelle ?
Son époux, dans ces lieux, n'est point mort auprès d'elle,
elle ne l'a point vu dans ces derniers momens,
si puissans sur notre ame et sur nos sentimens,
où d'une épouse en pleurs, l'époux qui se sépare,
exige de sa foi cette preuve barbare ;
où dans l'illusion d'un douloureux ennui,
elle voit comme un bien de mourir avec lui.

Le Grand Bramine :
Qu'importe qu'en mourant il n'ait point reçu d'elle
le serment de le suivre en la nuit éternelle ?
Pensez-vous que du sang dont on sait qu'elle sort,
elle puisse à son gré disposer de son sort ?
Au nom de son époux, sa famille inquiète,
l'environne déjà pour exiger sa dette ;
l'affront dont en vivant elle se couvriroit,
sur ses tristes parens à jamais s'étendroit,
et de sa propre gloire une fois dépouillée,
que faire de la vie après l'avoir souillée ?
Où seroit son espoir ? Sans honneur et sans biens,
devenue et l'esclave et le rebut des siens,
vile à ses propres yeux dans cet état servile,
ou plutôt dans l'horreur de cette mort civile,
elle ne traîneroit que des jours languissans,
s'abreuveroit de pleurs et mourroit plus long-temps.

Le Jeune Bramine :
Il est vrai ; cependant, pour peu qu'on soit sensible,
avouez avec moi qu'il doit paroître horrible
qu'on réserve à la femme un si funeste sort,
et qu'elle n'ait de choix que l'opprobre ou la mort.
Les lois même contre elle ont pu fournir ces armes !
La femme en ces climats n'a pour dot que ses charmes,
et l'époux s'en arroge un empire odieux
qu'il laisse à ses enfans lorsqu'il ferme les yeux.
Il faut qu'elle périsse, ou bien leur barbarie
ose lui reprocher d'avoir aimé la vie,
l'en punir, la priver avec indignité
des droits toujours sacrés de la maternité.
Eh quoi ! Pour honorer la cendre de leur père,
ont-ils donc oublié que sa veuve est leur mère ?

Le Grand Bramine :
Et vous, ignorez-vous sous quel sceptre d'airain
l'usage impérieux courbe le genre humain ?
Observez le tableau des moeurs universelles,
vous verrez le pouvoir des coutumes cruelles :
l'empereur japonois descendant chez les morts,
trouve encor des flatteurs pour mourir sur son corps.
Les enfans pour périr ou vivre au choix du père,
ailleurs sont désignés dans le sein de leur mère.
Le massagète immole, et c'est par piété,
son père qui languit sous la caducité.
Le sauvage vieilli, dans sa douleur stupide,
de son fils qu'il implore, obtient un parricide.
Sur les bords du Niger, l'homme est mis à l'encan :
en montant sur le trône, on a vu le sultan
au lacet meurtrier abandonner ses frères,
et dans l'Europe même, au centre des lumières,
au reste de la terre, un honneur étranger,
de sang-froid, pour un mot, force à s'entr'égorger.

Le Jeune Bramine :
Ainsi, l'exemple affreux des coutumes barbares,
autorise et maintient des excès si bizarres ;
ainsi, quand des autels la femme ose approcher,
les flambeaux de l'hymen sont ceux de son bûcher.
Du destin qui l'attend l'horreur anticipée,
se présente sans cesse à son ame frappée :
esclave de l'époux, même lorsqu'il n'est plus,
liée encor des noeuds que la mort a rompus,
entendez-là crier d'une voix lamentable :
cruels, qu'avez-vous fait par un arrêt coupable ?
Hélas ! Déjà le ciel nous impose en naissant
un tribut de douleurs, dont l'homme fut exempt ;
et votre aveugle loi, votre ame injuste et dure,
ajoute encor pour nous au joug de la nature,
et bien loin d'adoucir, de plaindre notre sort,
c'est vous qui nous donnez l'esclavage et la mort.

Le Grand Bramine :
Quel langage inoui ! Quelle erreur te domine !
N'es-tu donc dans le coeur indien, ni bramine ?
La femme naît pour nous ; et par un fol égard,
tu veux que dans l'hymen elle ait ses droits à part !
Prends-tu les préjugés des nations profanes ?
On doit tout à l'époux, on doit tout à ses mânes.
Elle-même a senti dans ses attachemens
le prix qu'elle doit mettre à ces grands dévouemens :
l'appareil des bûchers et leur magnificence,
ne peut appartenir qu'à la fière opulence ;
mais la veuve du pauvre accompagne le mort,
se couvre de sa terre et près de lui s'endort.
Même dans ces cantons, où la loi moins sévère
se relâche en faveur de l'épouse vulgaire,
celle qui croit sortir d'un assez noble sang,
réclame les bûchers comme un droit de son rang.
Recule dans le temps, et voit dans l'Inde antique,
combien l'on a brigué ce trépas héroïque.
Songe au fils de Porus ; remets-toi sous les yeux
des veuves de Céteus le combat glorieux :
l'une, à qui de l'hymen aucun gage ne reste,
tire son droit de mort d'un état si funeste ;
l'autre, du gage même enfermé dans son sein ;
et celle que la loi force à céder enfin,
qui se voit enlever le trépas qu'elle envie,
n'entend qu'avec horreur sa sentence de vie.
Tu les plains de mourir, toi qui connois nos lois,
ces victoires sur nous, ces maux de notre choix !
Ici tout est extrême. Eh ! Vois nos solitaires,
des fakirs, des joghis les tourmens volontaires.
Vois chacun d'eux dans l'Inde à souffrir assidu,
l'un, le corps renversé, dans les airs suspendu,
sur les feux d'un brasier pour épurer son ame,
l'attiser de ses bras balancés dans la flamme ;
les autres se servant eux-mêmes de bourreaux,
se plaire à déchirer tout leur corps par lambeaux ;
l'autre habiter un antre ou des déserts stériles ;
sous un soleil brûlant plusieurs vivre immobiles ;
celui-ci sur sa tête entretenir les feux
qui calcinent son front en l'honneur de nos dieux.
Vois sur le haut des monts le bramine en prières,
pour vaincre le sommeil s'arracher les paupières ;
quelques-uns se jeter au passage des chars,
écrasés sous la roue, et sur la terre épars :
tous abréger la vie et souffrir sans murmure,
tous braver la douleur et domter la nature.

Le Jeune Bramine :
Ah ! Du moins à souffrir aucun d'eux n'est contraint,
ne gémit de ses maux, et ne veut être plaint ;
mais ici par l'honneur la femme est poursuivie ;
il la force, en tyran d'abandonner la vie.
Pardonnez, j'avois cru qu'exposés aux malheurs,
sans appeler à nous la mort, ni les douleurs,
ce devoit être assez pour la constance humaine,
de supporter les maux que la nature amène :
d'inexplicables lois, par de secrets liens,
sur la terre ont uni les maux avec les biens ;
mais de l'insecte à l'homme on peut assez connoître
que le soin de soi-même est l'instinct de chaque être.
Les dieux comme immortels, et surtout comme heureux,
à tout être sensible ont inspiré ces voeux :
l'homme, l'homme lui seul, dans la nature entière,
a porté sur lui-même une main meurtrière ;
comme s'il étoit né sous des dieux malfaisans,
dont il dût à jamais repousser les présens.
Ah ! La secrète voix de ces êtres augustes,
crie au fond de nos coeurs, soyez bons, soyez justes ;
mais nous demandent-ils ces cruels abandons,
ce mépris de nos jours, cet oubli de leurs dons ?
Cette haine de soi n'est-elle point coupable ?
Qui se hait trop lui-même aime peu son semblable :
et le ciel pourroit-il nous avoir fait la loi
d'aimer tous les humains, pour ne haïr que soi ?

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SCÈNE 3

Le grand et le jeune bramines, un bramine.

Le Grand Bramine :
Eh bien ! Qu'avez-vous su ? Cette veuve fidèle
aux mânes d'un époux se sacrifiera-t-elle ?
A-t-elle enfin promis ?

Le Bramine :
                                   Même dès aujourd'hui
elle va s'immoler et se rejoindre à lui.
Ses parens l'entouroient et ne l'ont point quittée ;
mais leur voix ne l'a pas long-temps sollicitée :
de l'hymen qui l'engage elle sent le pouvoir ;
en apprenant sa perte, elle a vu son devoir.
La femme à nos bûchers, fière ou pusillanime,
ou s'avance en triomphe, ou se traîne en victime ;
celle-ci, sans mêler par un bizarre accord
les marques de la joie aux apprêts de sa mort,
mais aussi sans gémir et sans être abattue,
paroît à son trépas seulement résolue :
quoique si jeune encor, d'un coeur ferme, dit-on,
elle fait de sa vie un sublime abandon.

Le Grand Bramine :
Je n'espérois pas moins ; et je vois sans surprise,
surtout dans ces momens, sa conduite soumise.
Le siége avance, amis ; l'européen jaloux,
au métier des combats plus exercé que nous,
plus habile en effet, ou plus heureux peut-être,
dans nos remparts forcés est près d'entrer en maître :
de la loi des bûchers maintenons la rigueur,
et qu'après la conquête elle reste en vigueur.
Cette veuve bientôt se rendra-t-elle au temple ?

Le Bramine :
Oui, vous allez la voir donner un grand exemple.
Tout le peuple s'empresse autour de ces lieux saints.

Le Jeune Bramine :
Elle va donc mourir ! Hélas ! Que je la plains !
Brillante encor d'attraits, et dans la fleur de l'âge,
ah ! Qu'il est douloureux d'exercer ce courage,
et d'éteindre au tombeau des jours remplis d'appas,
que la nature encor ne redemandoit pas !
Des usages ainsi l'innocence est victime ;
ce n'est point seulement par la haine et le crime,
que la cruauté règne, et proscrit le bonheur ;
c'est sous les noms sacrés de justice, d'honneur,
de piété, de loi ; la coutume bizarre
a su légitimer l'excès le plus barbare ;
et par un pacte affreux, le préjugé hautain
a soumis l'être foible au mortel inhumain.
Pour le bonheur commun ils n'ont point su s'entendre :
au lieu de s'entr'ider par l'accord le plus tendre,
aux peines de la vie ils n'ont fait qu'ajouter ;
ils ont mis leur étude à se persécuter.
Non, les divers fléaux, tant de maux nécessaires,
dont le ciel en naissant nous rendit tributaires,
dont l'homme ne peut fuir ni détourner les traits,
ne sont rien près des maux que lui-même il s'est faits.

Le Grand Bramine :
Entends une autre voix qui te parle et te crie :
qu'attends-tu de ce monde ? Est-ce là ta patrie ?
Nous naissons pour les maux, n'en sois point abattu,
apprends que sans souffrance il n'est point de vertu.
De Brama, dans ce temple, entends la voix terrible :
tu deviens sacrilège, et tu te crois sensible.

Le Jeune Bramine :
Ah ! Si dans d'autres mains ici vous remettiez...

Le Grand Bramine :
Vous êtes le dernier de nos initiés ;
c'est à vous au bûcher de guider la victime,
et d'affermir encor le zèle qui l'anime.
Cet honneur vous regarde ; allez donc aux lieux saints
l'attendre, et suivre en tout mes ordres souverains.
La loi veut, il suffit ; courbez-vous devant elle ;
soyez humble du moins, si vous n'êtes fidèle.
Le jeune bramine sort.

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SCÈNE 4

Le grand bramine, un bramine, un officier du gouverneur.

Le Grand Bramine :
Quel sujet si pressant vous amène vers nous ?

L'Officier :
L'ordre du gouverneur.

Le Grand Bramine :
                                    Eh bien ! Qu'annoncez-vous ?

L'Officier :
Il pense et vous prévient qu'il faut que l'on diffère
l'appareil du bûcher, pour ne pas se distraire
du soin plus important de défendre nos murs ;
il croit que ces momens sont déjà trop peu sûrs.
D'ailleurs, vous le voyez, ce temple, votre asile,
s'élève entre le camp et les murs de la ville ;
du bûcher allumé les feux étincelans,
brilleroient de trop près aux yeux des assiégeans.
Le gouverneur craindroit une cérémonie
qui de l'européen révolte le génie.

Le Grand Bramine.
Allez, dans un moment je vais l'entretenir.

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SCÈNE 5

Le grand bramine et les bramines.

Le Grand Bramine, aux bramines :
Attendre ! Différer ce qu'il faut maintenir !
Quel est donc son dessein ? Quand on craint la conquête,
à conserver nos moeurs est-ce ainsi qu'on s'apprête ?
De sa fausse prudence il faut nous défier,
lui-même à mon dessein je le vais employer.
Oui, quoi que dans ce jour le gouverneur propose,
de Brama sur ces bords soutenons mieux la cause,
loin que le sacrifice en ces lieux attendu,
pour le siége un moment doive être suspendu,
ah ! N'est-ce pas plutôt par de tels sacrifices,
qu'il faut à nos guerriers rendre les dieux propices ?
Cet usage établi par la nécessité,
par la religion fut encore adopté,
et la loi des bûchers une fois rejetée,
où s'arrêteroit-on ? Une coutume ôtée,
l'autre tombe ; nos droits les plus saints, les plus chers,
nos honneurs sont détruits, nos temples sont déserts.
Plus la coutume est dure, et plus elle est puissante ;
toujours devant ces lois de mort et d'épouvante,
les peuples étonnés se sont courbés plus bas :
si ces étranges moeurs n'étoient dans nos climats,
quel respect auroit-on pour le bramine austère ?
Des maux qu'il s'imposa la rigueur volontaire
seroit traitée alors de démence et d'erreur ;
mais quand d'autres mortels, imitant sa rigueur,
portent l'enthousiasme à des efforts suprêmes,
et savent comme nous se renoncer eux-mêmes,
alors le peuple admire, il adore et frémit ;
l'ordre naît, l'encens fume et l'autel s'affermit.

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