ACTE 2

Scène 1 - scène 2 - scène 3 - scène 4 - scène 5


SCÈNE 1

La Veuve, Fatime.

Fatime :
Madame, à quelle loi vous êtes-vous soumise ?
Je frémis d'y penser !

La Veuve :
                                  Reviens de ta surprise.
Tu naquis dans la Perse, et sous un ciel plus doux ;
tu conçois peu les moeurs que tu vois parmi nous.
Mais, Fatime, à son sort Lanassa dut s'attendre :
dans ces tombes de feu d'autres ont su descendre ;
je n'en puis être exempte, et ces murs, ces rochers
sont noircis dès long-temps par les feux des bûchers.

Fatime :
Votre malheur m'accable, et vous semblez tranquille.

La Veuve :
Mon époux ne vit plus ; de la terre il m'exile.

Fatime :
Les regrets qu'il vous laisse ont-ils pu dans ce jour,
jusque-là de la vie éteindre en vous l'amour ?
Qu'importe à votre époux, à son ombre insensible,
de vos ans les plus beaux le sacrifice horrible ?
Autant que vous l'aimiez, s'il vous aimoit, hélas !
Auroit-il exigé...

La Veuve :
                        Tu ne m'entendois pas :
l'honneur est mon tyran, il asservit mon ame ;
ou vivre dans la honte, ou mourir dans la flamme,
je n'ai point d'autre choix ; c'est la loi qu'on nous fit.

Fatime :
Elle est injuste, affreuse.

La Veuve :
                                     Elle existe, il suffit.

Fatime :
Comment a-t-on souffert cette loi meurtrière ?
Quelle femme assez foible y céda la première,
et prit sur le bûcher de son barbare époux,
ce parti de douleur, embrassé jusqu'à vous ?
L'époux traîne à la mort son épouse fidèle ;
mais lui, lorsqu'il survit, s'immole-t-il pour elle ?
Au-delà du tombeau lui garde-t-il sa foi ?
Quel droit de vivre a-t-il, que d'avoir fait la loi ?
Sans peine il l'imposa sur un sexe timide,
tandis qu'il s'affranchit de ce joug homicide.

La Veuve :
Je renonce à la vie, ainsi le veut l'honneur.
Hélas ! J'ai renoncé dès long-temps au bonheur ;
tu vois ma destinée et ma douleur profonde,
Lanassa n'a connu que des malheurs au monde.
Le veuvage et l'hymen, tout est affreux pour moi.

Fatime :
Qu'entends-je ? Ma surprise égale mon effroi.
Eh quoi ! Dans votre hymen vous n'étiez point heureuse ?

La Veuve :
Non : tu ne connois pas mon infortune affreuse.

Fatime :
Au fond de votre coeur quel désespoir j'ai lu !
Vous me cachez vos pleurs.

La Veuve :
                                           Le ciel n'a pas voulu...

Fatime :
Parlez : quelle douleur trop long-temps renfermée...

La Veuve :
Fatime, il est trop vrai, j'aimois, j'étois aimée.
Jour sinistre où du Gange abandonnant les ports
nous partîmes d'Ougly pour habiter ces bords.
Vaisseau non moins funeste, où le sort qui m'accable,
m'offrit, pour mon malheur, un guerrier trop aimable.
Tu viens de m'arracher le secret de mes pleurs,
je t'ai trop découvert l'excès de mes douleurs.
Malheureuse ! Pourquoi dans les moeurs malabares,
tous les européens nous semblent-ils barbares ?
Fatime, ah ! Que mon père avec un étranger,
sans violer nos lois, n'a-t-il pu m'engager ?
Ou pourquoi força-t-il sa fille infortunée
à former les liens d'un cruel hyménée ?

Fatime :
Grands dieux ! Et votre époux vous immole aujourd'hui !
Quoi ! Vous ne l'aimiez point, et vous mourez pour lui !
Son trépas rompt le cours de vos jeunes années ;
il dévore en un jour toutes vos destinées :
votre bûcher dressé sous cet horrible ciel,
va servir de trophée aux mânes d'un cruel ;
le sort vous en délivre, et sa faveur est vaine !

La Veuve :
Ta plainte l'est bien plus.

Fatime :
                                     Vous redoublez ma peine.
Mais où vit votre amant ?

La Veuve :
                                        J'ignore son destin ;
mais je sais qu'il m'aima, qu'il désira ma main,
qu'il me fut arraché, qu'il fallut me contraindre,
étouffer un amour que je ne pus éteindre ;
que ce fatal amour, vainement combattu,
malgré moi se réveille, et trouble ma vertu.
Dans tout autre pays, hélas ! Si j'étois née,
je cessois d'être esclave, et d'être infortunée :
celui qui m'eût contraint à passer dans ses bras,
m'auroit laissée au moins libre par son trépas ;
j'aurois eu quelque espoir, fut-il imaginaire,
de retrouver un jour celui qui m'a su plaire,
et cette illusion, soulageant mon ennui,
m'eût encor tenu lieu du bonheur d'être à lui.
Aujourd'hui, tout m'accable et tout me désespère ;
mes voeux, mes souvenirs, une image trop chère,
l'hymen qui m'enchaîna, le noeud qui m'étoit dû,
et ce que j'ai souffert, et ce que j'ai perdu ;
pour celui que j'aimois, lorsque je n'ai pu vivre,
c'est un autre au tombeau qu'en ce jour je vais suivre :
je meurs, c'est peu, je meurs dans un affreux tourment,
pour rejoindre l'époux qui m'ôta mon amant.

Fatime :
Ah ! Que m'apprenez-vous ?

La Veuve :
                                             J'en ai trop dit, Fatime.
Excuse, époux cruel, excuse ta victime :
ce coeur toujours soumis, quoique tyrannisé,
suit l'étrange devoir par ta mort imposé,
je ne balance point à mourir sur ta cendre,
n'exige point de moi de sentiment plus tendre.
Si tu fis mes malheurs, qu'il te suffise, hélas !
Que je te sois fidèle au-delà du trépas :
je t'ai fait de ma vie un premier sacrifice,
qui de ma mort peut-être égale le supplice :
j'ai pendant mon hymen dévoré mes ennuis,
et la plainte est permise à l'état où je suis.

Fatime :
Après un tel hymen, quel étrange partage !

La Veuve :
Si tu m'aimes encor, laisse-moi mon courage,
j'en ai besoin, Fatime, et n'ai plus d'autre bien.
Mais ne révèle point ce funeste entretien :
ah ! J'atteste le ciel, que j'aurois avec joie
subi pour mon amant la mort où l'on m'envoie,
et qu'on m'eût vue alors, perdant tout sans retour,
sans consulter l'honneur, m'immoler à l'amour.
Du moins celui, Fatime, à qui je fus ravie,
n'est pas témoin des maux qui terminent ma vie ;
il ne saura jamais, je meurs dans cet espoir,
ce que m'aura coûté mon funeste devoir.

Fatime :
Ciel ! Je vois de ce temple avancer un ministre ;
je lis la cruauté dans son regard sinistre.

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SCÈNE 2

La veuve, Fatime, le jeune bramine.

Fatime, au jeune bramine :
Eh bien ! Qu'annoncez-vous ? Sans doute le trépas,
le deuil et la terreur accompagnent vos pas :
venez-vous réclamer une affreuse promesse ?
Venez-vous de mes bras arracher ma maîtresse ?

La Veuve :
Laisse-nous.

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SCÈNE 3

La veuve, le jeune bramine.

Le Jeune Bramine :
                      Je reçois ainsi des deux côtés
des reproches cruels et si peu mérités.
Vous me croyez, madame, inhumain, inflexible,
tandis qu'à notre chef je parois trop sensible.
Ses regards, attachés au séjour éternel,
semblent ne plus rien voir dans le séjour mortel ;
et devant les objets que les cieux lui retracent,
les peines de ce monde et la pitié s'effacent.
Je ne m'en défends point, je suis trop loin de lui ;
je sens que je suis né pour souffrir dans autrui ;
j'obéis à mon coeur, et quand je le consulte,
je ne crois point trahir mon pays ni mon culte.
Mais sur mes sentimens quel douloureux effort !
C'est moi qui dois, grands dieux ! Vous conduire à la mort,
moi qui, rempli d'horreur pour ce barbare office,
renverserois plutôt l'autel du sacrifice,
cet odieux bûcher, le premier qu'en ces lieux
une aveugle coutume aura mis sous mes yeux.
Hélas ! Plus je vous vois, plus mon ame attendrie
répugne à cet arrêt qui vous ôte la vie.

La Veuve :
Quel est cet intérêt qui vous parle pour moi ?
Est-ce à vous dans ce temple à montrer tant d'effroi ?
Comment à ces autels celui qui se destine,
prend-il l'engagement sans l'esprit du bramine ?
Ou comment, né sensible, est-on associé
à des coeurs qui font voeu d'étouffer la pitié ?

Le Jeune Bramine :
Hélas ! De ses destins quel mortel est le maître ?
Je fus infortuné du jour qui me vit naître.
Faut-il que le mortel qui prévint mon trépas
m'ait ici du Bengale apporté dans ses bras ?
Faut-il avoir si tôt, pour voir votre misère,
perdu l'infortuné qui m'a servi de père ?
Orphelin par sa mort, à moi-même livré,
dans ces murs, dans ce temple à peine suis-je entré.
Je trouve donc partout un usage sinistre ;
j'échappe à l'un, de l'autre on me fait le ministre.

La Veuve :
Eh ! Qui vous poursuivoit ?

Le Jeune Bramine :
                                           L'usage meurtrier,
qui trois jours fait suspendre aux branches d'un palmier
tout enfant nouveau-né dont la lèvre indocile
fuit le premier soutien de son être fragile ;
qu'il refuse le sein par trois fois présenté,
dans les ondes du Gange il est précipité.
J'allois périr ! Où vont mes plaintes importunes ?
Je ne dois m'attendrir que sur vos infortunes,
et c'est de mes malheurs que je vous entretiens.

La Veuve :
Le récit de vos maux vient d'ajouter aux miens.
De ma famille, ô ciel ! Quelle est la destinée !
Loin de ces tristes bords, aux lieux où je suis née,
au temps dont vous parlez, un des miens moins heureux
fut proscrit sans pitié par cet usage affreux.
Je vais être à mon tour d'un autre usage étrange,
victime au Malabar comme lui sur le Gange,
et nous aurons péri dans des lieux différens,
mon frère à son aurore et moi dans mon printemps.

Le Jeune Bramine :
Votre frère, madame, il périt au Bengale ?
Telle étoit dans Ougly mon étoile fatale.

La Veuve :
Dans Ougly ? Quel rapport !

Le Jeune Bramine :
                                             C'est là que je suis né.

La Veuve :
C'est là que pour souffrir le jour me fut donné.

Le Jeune Bramine :
Eh ! Qui donc êtes-vous ?

La Veuve :
                                          Lanassa fut mon père.

Le Jeune Bramine :
Ah ! Ma soeur !

La Veuve :
                          Dieux !

Le Jeune Bramine :
                                      Embrasse et reconnois ton frère.

La Veuve :
Toi, mon frère ! ô surcroît de rigueur dans mon sort !
Je t'ai donc reconnu quand je vais à la mort !
Où sommes-nous ? Ah ! Dieux !

Le Jeune Bramine :
                                                  Le ciel se manifeste.

La Veuve :
En quel jour nous rejoint la colère céleste !
Ah ! Cruel ! Dont le sort vient de m'être éclairci,
rends-moi cet inconnu qui me plaignoit ici.

Le Jeune Bramine :
Que me dis-tu ?

La Veuve :
                         Vois donc, vois quelle est ma misère !
Tu dois vouloir ma mort, si tu naquis mon frère.

Le Jeune Bramine :
Moi ! Vouloir ton trépas ? Quel délire ! Ah ! Ma soeur !

La Veuve :
Si je le suis, commence à me fermer ton coeur.
Le frère exhorte ici la soeur au sacrifice ;
mon honneur et le tien veulent qu'il s'accomplisse.
Ma famille t'attend autour de mon bûcher ;
il ne t'est plus permis de te laisser toucher.
Le droit du sang n'est rien, tu dois être barbare :
ce qui rapproche ailleurs, est ce qui nous sépare ;
l'ordre de la nature est renversé pour nous :
et de frère et de soeur les noms toujours si doux,
perdent entre nous deux leur charme, leur empire,
se tournent contre nous, et veulent que j'expire.

Le Jeune Bramine :
Mes yeux sont dessillés, je te dois mon secours ;
je ne connois plus rien que le soin de tes jours.
Que m'importent vos lois ? Que me fait votre usage ?
De tout braver pour toi je me sens le courage.
Tu m'opposes en vain l'exemple des cruels,
qui, pour hâter ta mort, t'assiégent aux autels.
Tu l'as vu, de ta fin la douloureuse attente,
quoique étranger pour toi, me glaçoit d'épouvante ;
et cette humanité dont j'écoutois la voix,
mêlée au cri du sang auroit perdu ses droits !
Si l'homme a sur ces bords renversé la nature,
rétablissons pour nous la loi qu'il défigure :
non, ce n'est pas à moi, sans doute, après mon sort,
à devoir respecter des coutumes de mort.
Si j'ai pensé jadis périr loin de ces plages,
victime comme toi des barbares usages,
de malheurs entre nous cette conformité,
va, ne me permet point l'insensibilité.
Je ne suis point ce frère inflexible et barbare,
qu'endurcissent nos moeurs, que la démence égare ;
je suis par la nature un coeur simple entraîné,
je suis le frère enfin que le ciel t'a donné.

La Veuve :
Ta sensible amitié me rend, ô mon cher frère !
Le jour plus désirable et ma fin plus amère.
Crois qu'il m'en coûte assez, dans mes vives douleurs,
pour combattre le sang, ma tendresse et tes pleurs :
mais que sert en ce jour qu'une soeur te revoie ?
J'appartiens à la mort qui réclame sa proie.
De ton coeur attendri vois mieux l'illusion,
changeras-tu l'usage ou bien l'opinion ?
Si j'évite la mort, la honte est mon partage,
et de ma lâcheté ton opprobre est l'ouvrage ;
plus je te suis, et moins tu te dois attendrir,
moins tu dois balancer à me laisser mourir :
les miens vont te forcer à te mettre à leur tête.

Le Jeune Bramine :
Qu'oses-tu m'annoncer ?

La Veuve :
                                      Viens, suis mes pas.

Le Jeune Bramine :
                                                                      Arrête.

La Veuve :
De ta douleur sans fruit veux-tu donc m'accabler ?

Le Jeune Bramine :
Quoi ! Tant de fanatisme a-t-il pu t'aveugler ?

La Veuve :
La honte que je crains peut-elle être bravée ?

Le Jeune Bramine :
Dois-je me plaindre au ciel de t'avoir retrouvée ?

La Veuve :
Sois aujourd'hui mon frère en me laissant mon sort.

Le Jeune Bramine :
Cesse d'être ma soeur, si ce nom veut ta mort.
Attends du moins, attends d'un esprit plus tranquille
que la guerre ait fixé le sort de notre ville,
et que ce droit qu'ici tu crois avoir perdu,
ce droit de vivre, enfin, te puisse être rendu.

La Veuve :
Et si l'européen succombe sous nos armes,
j'aurai donc laissé voir ma foiblesse et mes larmes ?
Et pour en avoir cru ta douleur au hasard,
je n'en mourrois pas moins et je mourrois trop tard !
Si je tarde d'un jour, je perds mon sacrifice :
au lieu d'un dévouement, ma mort n'est qu'un supplice.
J'ai promis, en un mot ; je ne puis désormais,
sans me déshonorer, recourir aux délais,
et d'une mort enfin que la gloire eût suivie,
je paroîtrois indigne autant que de la vie.

Le Jeune Bramine :
Eh bien ! Ma soeur, hé bien ! Terminons ce débat,
change de destinée en changeant de climat :
ces effroyables moeurs parmi nous consacrées,
ce devoir que tu suis ne tient qu'à nos contrées ;
fuyons l'Inde, et si loin que de féroces lois
ne puissent jusqu'à nous faire entendre leur voix :
nous n'avons, de tes jours pour ne rendre aucun compte,
qu'à mettre l'océan entre nous et la honte ;
contre l'opinion dans des climats plus doux,
il est, si tu le veux, des asiles pour nous ;
là nous suivrons ces moeurs à jamais conservées,
que chez tous les humains la nature a gravées,
ces vrais devoirs sentis et non pas convenus,
immuables partout, et partout reconnus,
lois que le ciel, non l'homme, à la terre a prescrites,
et qui n'ont ni les temps ni les mers pour limites.

La Veuve :
De quel frivole espoir ton coeur est animé !
Comment quitter ces bords ? L'univers m'est fermé :
si tu veux m'arracher à ce climat funeste,
empêche donc qu'aussi ma mémoire n'y reste,
qu'elle n'y reste infâme ; empêche sur ce bord
que ma famille entière, à qui je dois ma mort,
n'osant lever les yeux, et jamais consolée,
dans son propre pays ne se trouve exilée ;
que vengeant mon époux, un peuple furieux
ne me laisse en partant ses clameurs pour adieux,
et qu'une telle image, attachée à ma fuite,
ne me suive partout où tu m'aurois conduite.

Le Jeune Bramine :
Poursuis, respecte encore une homicide loi,
crains l'époux comme un dieu prêt à tonner sur toi.
Hélas ! Moi seul des tiens je t'aime et je te reste,
je ne te suis connu que de ce jour funeste ;
de l'horreur de ton sort ton frère a beau souffrir,
non, cruelle ! Il n'a pas le droit de t'attendrir ;
mais j'ai celui du moins, dans ce péril extrême,
d'oser te secourir contre ton aveu même.
Tu me parles d'honneur ! Le mien est de quitter
ces profanes autels que je dois détester ;
j'y vais rester encor pour te sauver la vie ;
mais une fois ici mon attente remplie,
il n'est mer, ni désert, ni climat si lointain,
qui me sépare assez de ce temple inhumain.

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SCÈNE 4

La Veuve :
Quel est donc son projet ? Que va-t-il entreprendre ?
Des soins de sa tendresse aurois-je à me défendre ?

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SCÈNE 5

La veuve, Fatime.

Fatime :
Ah ! Madame, une trève avec ces étrangers
arrête le carnage et suspend les dangers ;
il est vrai qu'on la borne au cours d'une journée ;
mais j'en ai plus d'espoir, plus la trève est bornée.
Dans nos murs la terreur et le trouble est partout :
et sans doute à céder l'indien se résout.
Le général français, sans dépouiller l'audace,
avec le gouverneur traite devant la place,
et le ton dont il parle annonce qu'au plus tôt
la ville doit se rendre ou s'attendre à l'assaut.
Et prête à voir changer la loi qui vous accable,
vous précipiteriez votre fin déplorable !
Vous n'en pouvez douter, madame, vous vivrez,
du moment qu'aux français ces murs seront livrés.
Mais quel trouble nouveau vous presse et vous domine ?
Sans doute l'entretien de ce jeune bramine,
qui dans la fleur des ans porte un coeur si cruel,
jette dans votre esprit ce désespoir mortel.

La Veuve :
Ah ! Tu ne connois pas... cache bien ce mystère ;
Fatime, qui l'eût cru ? Ce bramine est mon frère.
Oui, je l'ai retrouvé dans ce temple de mort ;
il vit pour s'opposer aux rigueurs de mon sort.

Fatime :
Et vous voulez mourir dans d'horribles souffrances !
De vos autres parens les barbares instances,
l'emportent dans ce coeur tristement affermi !
Un frère en vain vous aime !

La Veuve :
                                            Hélas ! J'aurois gémi
de marcher au bûcher conduite par un frère,
et je gémis de voir qu'il cherche à m'y soustraire :
dénaturé, Fatime, il m'eût percé le coeur ;
sensible, il me déchire, il veut mon déshonneur.
Telle est ici ma gloire et cruelle et bizarre,
qu'il en est l'ennemi pour n'être point barbare.
N'étoit-ce point assez qu'il me fallût bannir
de mon ame attendrie un trop cher souvenir,
sans avoir à combattre encor dans ma misère,
la voix de la nature et les secours d'un frère ?

Fatime :
Eh ! Pourquoi vous tracer sous de noires couleurs
ce qui peut au contraire abréger vos malheurs ?
Pourquoi désespérer ? Tout vous presse de vivre,
la trève qu'en ces lieux la conquête peut suivre,
un frère retrouvé ; le dirai-je ! Un espoir
plus cher à votre coeur et qu'il peut concevoir.
Eh ! Qui sait, dans le camp s'ils n'ont pas connoissance
de cet européen dont vous pleurez l'absence ?

La Veuve :
Je saurois son destin ! ... dieux ! Quel espoir m'a lui !
Heureuse Lanassa ! Tu pourrois aujourd'hui ! ...
mon ame en ces momens ouverte à l'espérance,
chancelle en son dessein et perd de sa constance.
Moi, je m'immolerois, quand pouvant être à moi
il me conserveroit son amour et sa foi ?
Moi, libre désormais d'un funeste hyménée,
maîtresse de ma vie et de ma destinée ? ...
Fatime, où m'égaré-je ? Ai-je donc oublié ? ...
quel songe vient m'offrir ton aveugle amitié !
à quel espoir trompeur ton zèle me rappelle !
Tu veux me consoler ? Tu m'accables, cruelle !
L'inexorable honneur tient mon coeur engagé ;
pour être suspendu, mon sort n'est point changé.
Respecte en ces momens ma constance, ma gloire,
ma résolution ; enfin, laisse-moi croire,
assure-moi plutôt que ce jeune français,
à mon amour, à moi, fût ravi pour jamais ;
épargne-moi le trouble où son seul nom me jette,
qu'il ignore mon sort, et je meurs satisfaite.

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