ACTE 3

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scène 6 - scène 7


SCÈNE 1

Le général français, un officier français.

Le Général :
La trève que je viens d'accorder à la ville,
à nos guerriers ici laisse un accès facile ;
hors des murs ce parvis et ce temple bâtis
sont un lieu de franchise ouvert aux deux partis :
la foi de l'indien ne peut m'être suspecte,
et la guerre a des lois que partout on respecte.

L'Officier :
Je sais que de ce temple à Brama consacré,
l'honneur a fait pour nous un asile assuré ;
mais par le gouverneur la trève demandée,
seulement pour un jour lui vient d'être accordée.
Un jour suffira-t-il pour enlever les corps
des guerriers malheureux qu'ont vu périr ces bords,
indiens ou français, victimes du carnage,
sans sépulture encor sur ce triste rivage ?

Le Général :
En mettant à la trève un terme aussi prochain,
en menaçant ces murs de l'assaut pour demain,
je sers les assiégés, et pour eux je profite
des extrémités même où leur ville est réduite.
Déjà de trop de sang ce rivage est baigné,
sauvons celui du moins qui peut être épargné.
Quelqu'avantage, ami, qu'on cherche dans la guerre,
compense-t-il les maux qu'elle apporte à la terre ?
à regret, cependant, je vois ce peuple entier,
en esclave asservi par le bramine altier ;
son art est d'échauffer les esprits en tumulte,
et de les alarmer sur les moeurs, sur le culte.
Je les ai rassurés : ils ont su que mon roi,
en m'envoyant vers eux, n'exige que leur foi,
qu'il n'est rien dans leurs lois qu'il veuille qu'on renverse,
qu'il ne veut seulement, pour les soins du commerce,
qu'un port où ses vaisseaux partis pour l'Indostan,
puissent se reposer sur le vaste océan.
Mais apprends sur ces bords quel autre soin m'amène,
que j'aime, que j'adore une jeune indienne ;
que trois ans sont passés, depuis qu'en ces climats
un voyage entrepris me fit voir tant d'appas ;
que dans ces mêmes murs, malgré l'usage austère,
je la vis quelquefois de l'aveu de son père ;
que je lui plus, qu'épris du plus ardent amour,
je conçus le projet de l'épouser un jour ;
que je vis vers moi seul sa jeune ame entraînée,
du moins avec tout autre éluder l'hyménée ;
qu'en France rappelé par les lettres des miens,
je partis éperdu, j'emportai mes liens,
et que si j'ai brigué l'honneur de l'entreprise,
par qui cette cité nous doit être soumise,
ce fut encore, ami, pour revoir un séjour,
où j'étois en secret rappelé par l'amour.
Mais c'est trop t'arrêter, cours, informe-toi d'elle ;
son nom est Lanassa ; j'attends tout de ton zèle.

L'Officier :
Mais au sein de ces murs il faudroit pénétrer,
par les lois de la guerre on n'y sauroit entrer :
comment puis-je savoir ? ...

Le Général :
Même hors de la ville
tu peux t'en informer, et c'est un soin facile ;
va, ne perds point de temps pour en être éclairci.
Il suffira pour toi de la nommer ici ;
la caste dont elle est, dans l'Inde est la première,
et met avec son nom ses destins en lumière.
l'officier sort.

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SCÈNE 2

Le général français, seul :
Toi que le ciel dérobe encore à mes regards,
ma chère Lanassa ! Vis-tu dans ces remparts ?
As-tu pu rester libre ? Un cruel hyménée,
sous son joug, malgré toi, t'auroit-il enchaînée ?
Pardonne, ô mon pays, si je donne en ce jour,
parmi les soins guerriers, un moment à l'amour.
Pardonne, Lanassa, si, troublant ton asile,
je viens porter la flamme et le fer dans ta ville ;
plains-moi sans me haïr ; les ordres de mon roi,
l'honneur même aujourd'hui me fait voler vers toi.

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SCÈNE 3

Le général français, un officier français.

Le Général :
Eh bien ! Quel est son sort et que viens-tu me dire ?
Sais-tu si Lanassa...

L'Officier :
                              Je n'ai pu m'en instruire.

Le Général :
Qui peut donc t'arrêter ?

L'Officier :
                                     Un spectacle d'horreur,
que du cruel bramine apprête la fureur ;
le peuple, dont la foule inonde ce rivage,
de tout autre chemin m'a fermé le passage.

Le Général :
Comment ! Explique-toi, parle.

L'Officier :
                                                En ces mêmes lieux,
seigneur, le croirez-vous ? Dans une heure, à nos yeux,
ciel ! Une veuve, au gré de leur féroce attente,
dans les feux dévorans va se plonger vivante.
La coutume l'ordonne et soutient sa vertu ;
elle suit son époux...

Le Général :
                               Ah ! Dieu ! Que me dis-tu ?

L'Officier :
Dans le temple déjà la victime est entrée ;
cette cérémonie effroyable et sacrée
est une fête aux yeux de ce peuple insensé,
qui croit voir un autel dans le bûcher dressé.
Les riches ornemens dont la veuve se pare
avant que de marcher à cette mort barbare,
l'or et les diamans, les perles, les rubis,
dont le pompeux éclat relève ses habits,
offrande à ces autels, et butin du bramine,
n'entretiennent que trop la soif qui le domine ;
c'est le triomphe ici de la cupidité,
celui du fanatisme et de la cruauté.

Le Général :
Et la religion consacre leur furie !
Nous pourrions, nous, français, souffrir leur barbarie ?
Elle iroit à la mort, et j'en serois témoin ?

L'Officier :
Pardonnez, si par vous chargé d'un autre soin...

Le Général :
Oublions mon amour, l'humanité m'appelle ;
ces momens sont trop chers, sont trop sacrés pour elle :
de ma défense, ami, l'infortune a besoin ;
voler à son secours, voilà mon premier soin :
et j'atteste le ciel et ce coeur qui m'anime,
que je vais tout tenter pour sauver la victime.
Viens, courons, suis mes pas.

L'Officier :
Eh ! Que prétendez-vous ?
Que pouvons-nous pour elle ? Et quels droits avons-nous ?
Comment du fanatisme écarter les injures ?

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SCÈNE 4

Le grand bramine, suivi de ses bramines ; le général français, les deux officiers français.

Le Grand Bramine :
Superbe européen, quels sont donc ces murmures ?
De l'époux qui n'est plus cet hommage attendu,
ce digne sacrifice est presque suspendu ;
au mépris de la trève on répand les alarmes,
les tiens même ont parlé de courir à leurs armes ;
sans respect pour le temple, en ce parvis sacré,
en tumulte par eux je viens d'être entouré.

Le Général :
Ah ! Je les reconnois au voeu qui les enflamme !

Le Grand Bramine :
Tu leur donnois cet ordre ?

Le Général :
                                         Il étoit dans leur ame.
à l'officier français.
cours, suspends en mon nom les transports des français.
Qu'ils n'entreprennent rien, ils seront satisfaits.

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SCÈNE 5

Le grand bramine, le général français.

Le Général :
Barbare, il est donc vrai, ces moeurs abominables
que les européens traitent encor de fables,
tant ils ont peine à croire à leur férocité,
c'est toi qui les maintiens par ton autorité !
Des temples protecteurs les enceintes tranquilles,
aux malheureux mortels doivent servir d'asiles ;
les ministres des cieux sont des anges de paix,
il ne doit de leurs mains sortir que des bienfaits :
c'est par l'heureux emploi de consoler la terre,
qu'ils honorent le temple et leur saint ministère,
et que le sacerdoce auguste et respecté,
sans crime avec le trône entre en rivalité.
Et toi, honte des dieux qu'ici tu représentes,
ne levant vers le ciel que des mains malfaisantes,
tu fais des cruautés une loi de l'état,
et l'apanage affreux de ton pontificat !
C'est au pied des autels que les bûchers s'allument,
qu'on livre la victime aux feux qui la consument ;
des prêtres ont ouvert ces horribles tombeaux ;
l'encensoir est ici dans la main des bourreaux.
Ainsi donc, d'un oeil sec tu verras une femme
s'élancer à ta voix dans des gouffres de flamme !
Ton oreille entendra les cris de sa douleur !
Je ne la connois point, je connois son malheur,
je connois la pitié ; mon coeur est né sensible
autant qu'on voit le tien se montrer inflexible ;
dans l'excès des tourmens elle est prête à périr,
contre vos moeurs et toi je viens la secourir,
déchirer le bandeau de cette erreur stupide,
qui force en ces climats la femme au suicide,
et faire dire un jour à la postérité :
Montalban, sur ces bords, fonda l'humanité.

Le Grand Bramine :
Quelle est donc ton audace ?

Le Général :
                                            Apprends à nous connoître.

Le Grand Bramine :
Es-tu vainqueur ici pour nous parler en maître ?

Le Général :
Je parle en homme.

Le Grand Bramine :
                              Et moi comme organe des cieux,
comme un prêtre, un mortel inspiré par ses dieux.

Le Général :
Tes dieux t'exciteroient à tant de barbarie !

Le Grand Bramine :
Quel es-tu, pour juger des moeurs de ma patrie,
pour vouloir renverser et plonger dans l'oubli
sur des siècles sans nombre un usage établi ?
Crois-tu déraciner de ta main foible et fière
cet antique cyprès qui couvre l'Inde entière ?

Le Général :
J'y porterai la hache. Et l'effort sera vain.
Le temps autour de l'arbre a mis un triple airain.

Le Général :
Dis autour de ton coeur : plus l'usage est antique,
plus il est temps qu'il cesse, et plus, coeur fanatique,
tu devrois commencer à sentir les remords
qu'avant toi tes pareils n'ont point eus sur ces bords.
Barbare ! De quel nom faut-il que je te nomme ?
Toi prêtre ! Toi bramine ! Et tu n'es pas même homme.
La douce humanité, plus instinct que vertu,
ce premier sentiment qui ne s'est jamais tu,
né dans nous, avec nous, et l'ame de notre être,
ce qui fait l'homme enfin, tu peux le méconnoître ?
De quel souffle, en naissant, fus-tu donc animé ?
Quel monstre ou quel rocher dans ses flancs t'a formé ?
Tu n'as donc, malheureux, jamais versé de larmes,
de l'attendrissement jamais senti les charmes ?
Il m'a fallu venir sur ces bords révoltans,
pour t'apprendre qu'il est des coeurs compatissans.
Je te rends grâce, ô ciel ! Dont la voix tutélaire
m'appeloit dans ce temple, ou plutôt ce repaire.
Tigres, j'arrêterai vos excès inhumains ;
vos infâmes bûchers par moi seront éteints.

Le Grand Bramine :
éteindras-tu l'amour ? éteindras-tu le zèle,
le courage fondé sur la base immortelle
de la religion qui confond dans ces lieux
le respect de l'époux et le respect des dieux ?
Un généreux amour, conservé dans les ames,
de la mort parmi nous fait triompher les femmes ;
si de ce dévouement leur grand coeur est jaloux,
crois-tu que nous soyons plus indulgens pour nous ?
Sais-tu pourquoi je suis le premier des bramines ?
Je parvins à ce rang par des chemins d'épines ;
j'ai déchiré ce sein de blessures couvert ;
sans courir à la mort, j'ai fait plus, j'ai souffert.
Quant à la loi cruelle où la veuve est soumise,
autant que la raison, l'équité l'autorise ;
les femmes autrefois, ne l'as-tu point appris ?
Hâtoient par le poison la mort de leurs maris.

Le Général :
Non, je ne te crois pas ; ces épouses fatales,
l'enfer ne les vomit qu'à de longs intervalles.
Le crime sur la terre est toujours étranger :
comme tous les fléaux, il n'est que passager ;
c'est le premier bourreau des coeurs dont il s'empare.
La femme est moins cruelle, et toi seul es barbare.
écoute, vos bûchers, vos spectacles d'horreur,
n'ont que trop justement excité ma fureur ;
je marche dans ces lieux sur des monceaux de cendre,
de l'indignation je n'ai pu me défendre ;
mais songe que demain ces remparts sous nos coups
peut-être vont tomber, et la ville être à nous.
Prends un peu de nos moeurs ; si tu n'es pas sensible,
ne sois pas inhumain, l'effort n'est pas pénible ;
trop sûr que tu dois l'être en ces funestes lieux,
qu'on n'y souffrira plus un usage odieux :
de celles qu'opprimoit votre loi meurtrière,
souffre au moins qu'aujourd'hui je sauve la dernière.
Que dis-je ? Applaudis-toi, quand je lui tends la main ;
laisse-là ta coutume, il s'agit d'être humain.

Le Grand Bramine :
Tu te flattes en vain que ton bras la délivre,
qu'assez lâche aujourd'hui pour consentir à vivre,
elle aille sous ses pieds disperser sans remords
la cendre de l'époux qui l'attend chez les morts.
A-t-elle un père, un frère ? Eh bien ! De la nature
leur juste fermeté fait taire le murmure ;
à leur exemple ici sois donc moins effrayé :
ils domtent la nature, étouffe la pitié.

Le Général :
Oui, tyran ! Je vois trop que ton ame inflexible,
à toute émotion veut être inaccessible ;
je vois trop dans ce temple, ouvert au préjugé,
ton endurcissement en systême érigé ;
puisque rien ne fléchit ton cruel caractère,
ce que ma voix n'a pu, nos armes le vont faire ;
et l'Inde, malgré toi, verra marquer mes pas
par cette humanité que tu ne connois pas.
Je jure sur ce fer, ce fer que mon courage
ne sauroit employer pour un plus digne usage,
je jure dans ce temple où tu répands l'effroi,
de sauver la victime et d'abolir ta loi.

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SCÈNE 6

Le grand bramine, un bramine, le général français.

Un Bramine :
La veuve a dépouillé dans l'enceinte sacrée
les pompeux ornemens dont elle étoit parée ;
on vous attend, on veut remettre entre vos mains
les offrandes.

Le Grand Bramine :
                     Sortons.

Le Général :
                                   Arrêtez, inhumains !
Il n'est point de moyens qu'en ces lieux je n'emploie ;
oui, dès ce moment même, il faut que je la voie.

Le Grand Bramine :
Modère ce transport et quitte cet espoir ;
se soustraire aux regards est pour elle un devoir :
jamais un étranger ne peut approcher d'elle :
et dans la solitude où ce moment l'appelle,
des expiations, des soins religieux
dérobent même encor sa présence à nos yeux.

Le Général :
Elle ne mourra point : malgré ton artifice,
je saurai la soustraire aux horreurs du supplice.
Tyran d'un sexe foible ! Ah ! Tu ne sais donc pas
combien il nous est cher et dans tous les climats !
Nos chevaliers français, remplis du même zèle,
mille fois en champ clos vengèrent sa querelle ;
même sans le lien des amoureux penchans,
nous sauvâmes sa vie ou sa gloire en tout temps.

Le Grand Bramine :
Et c'est où je t'arrête ; oui, c'est sa gloire même,
qui de mourir ici lui fait la loi suprême.
Penses-tu qu'oubliant tout ce qu'elle se doit,
pour l'intérêt de vivre, elle en perde le droit ?
Elle a promis sa mort ; la pitié qui te presse
ne peut rien sur son ame et rien sur sa promesse.
Loin de plaindre son sort, admire son grand coeur ;
ne le soupçonne point de foiblesse ou d'erreur ;
l'honneur engage enfin cette épouse fidèle :
quand je te céderois, tu n'obtiendrois rien d'elle.

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SCÈNE 7

Le général français, un officier français.

L'Officier :
J'accours vers vous, seigneur ; ah ! Savez-vous les voeux ;
les soins du gouverneur et ses complots affreux ?

Le Général.
Précipiteroit-on cet appareil tragique ?

L'Officier :
ô superstition ! L'indien fanatique
ne demandoit la trève, en ces funestes lieux,
que pour favoriser un spectacle odieux,
pour laisser au bramine, impunément barbare,
le loisir d'attiser le bûcher qu'il prépare.

Le Général :
J'apprêtois ce triomphe au bramine endurci !
Pour la faire périr on me jouoit ainsi !
Ah ! D'indignation tout mon coeur se soulève.
Retournons vers mon camp, et que la guerre achève
de purger ces climats d'un peuple aussi pervers.
Allons : les perdre, amis, c'est servir l'univers...
mais la trève subsiste, et ma foi n'est point vaine.
L'honneur me tient aussi dans sa funeste chaîne,
et sa loi tyrannique accable en même temps
l'innocence qui souffre, et moi qui la défends.
Que je tienne à l'honneur, l'humanité murmure ;
que je veuille être humain, il faut être parjure ;
que dis-je ? Exterminer cette triste cité,
tout un peuple, est-ce là servir l'humanité ?
Non ; du lâche bramine et de son artifice,
j'ai peine à croire encor le gouverneur complice ;
de tant de perfidie il n'a pu se noircir :
près de lui, sans tarder, courons nous éclaircir ;
j'attends un autre soin de l'honneur qui l'anime :
le nôtre est de défendre un sexe qu'on opprime.
Viens donc, et prévenant de féroces excès,
servons les malheureux et montrons-nous français.

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