ACTE 5

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scène 6


SCÈNE 1

Le théâtre représente le parvis de la pagode des
bramines, entouré de rochers ; un bûcher est dressé
au milieu de la place ; on voit au loin la mer.

Fatime, le jeune bramine.

Fatime :
Où portez-vous vos pas, et quel soin vous anime ?

Le Jeune Bramine :
Ma soeur n'a plus d'appui, tout est perdu, Fatime.
Vous avez cette nuit entendu vers le fort
quels éclats ont soudain retenti sur le port ;
des traîtres corrompus par les dons du bramine,
sur la flotte ont porté la flamme et la ruine,
et du camp aux vaisseaux, volant à leur secours,
leur chef dans ce désastre a terminé ses jours ;
l'escadre européenne, à demi consumée,
de ses tristes débris laisse la mer semée,
et sur quelques vaisseaux tout le camp remonté,
d'une fuite rapide au loin s'est écarté.

Fatime :
Ainsi toute espérance est pour jamais détruite.

Le Jeune Bramine :
De cet événement voyez déjà la suite ;
le bûcher est dressé.

Fatime :
                                Quel spectacle d'horreur !

Le Jeune Bramine :
On va me commander d'y conduire ma soeur ;
mais avant d'obéir, de me séparer d'elle,
dût fondre sur ma tête une foule cruelle,
loin d'être de sa mort le ministre odieux,
il faudra que moi-même on m'immole en ces lieux.
Et loin d'elle au moment...

Le Jeune Bramine :
                                      Sa prudence inquiète
m'interdit avec soin l'accès de sa retraite,
tant elle a craint mon zèle, et surtout les secours
de cet européen qui protégeoit ses jours !
Courez vers elle encor, portez-lui la prière,
la résolution, le désespoir d'un frère.
Fatime, assurez-la que de tout mon effort,
aux yeux du peuple entier, j'empêcherai sa mort.

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SCÈNE 2

Le jeune bramine :
Dans un si beau dessein cet étranger succombe ;
ma déplorable soeur dans l'abîme retombe.
J'espérois que son coeur, qui me brave aujourd'hui,
balanceroit au moins entre la mort et lui.
Cruelle ! Avec transport je courois pour t'apprendre
que le bras d'un amant s'armoit pour te défendre !
Heureuse maintenant d'ignorer quelle main
te prêtoit un secours que le ciel rend si vain !

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SCÈNE 3

Le grand et le jeune bramines, peuples indiens.

Le Grand Bramine :
Peuples, soyez en paix ; c'est moi qui vous délivre
de ces européens ardens à vous poursuivre ;
une fois dans la ville entrés victorieux,
ils y changeoient nos moeurs, ils en chassoient nos dieux.
Pour mieux exécuter le dessein que j'achève,
j'ai devancé l'instant qui terminoit la trève ;
mais si j'étois réduit à cette extrémité,
j'accordois la justice et la nécessité.
Voyez nos citoyens immolés sur ces rives ;
c'est du pied de ces murs que tant d'ombres plaintives,
semblent en se levant m'avouer de concert
du coup inattendu qui les venge et vous sert.
J'ai vu de vos esprits la révolte soudaine,
au premier bruit semé, que d'une main hautaine
le chef des assiégeans prétendoit arracher
une fidèle veuve aux honneurs du bûcher ;
Brama qui la protège, et dont l'Inde est chérie,
raffermit la coutume en sauvant la patrie ;
il repousse par moi d'audacieux mortels,
il conserve vos murs, et venge vos autels.
au jeune bramine.
c'est vous que j'ai chargé d'amener la victime ;
allez, ne tardez pas.

Le Jeune Bramine :
                               Qui ! Moi ! Qu'après ton crime,
soumis à tes fureurs, je coure la chercher ?
Que je traîne une femme à ce fatal bûcher ?
Tu violes la trève et ces lois mutuelles,
ce droit des nations au fort de leurs querelles ;
et lâche incendiaire, odieux destructeur,
tu voudrois me paroître un dieu libérateur !
Ah ! Lorsque ta fureur et ta haine couverte,
du chef de ces français précipite la perte,
connois-moi tout entier, et sache qu'aujourd'hui,
pour sauver Lanassa, je me joignois à lui.

Le Grand Bramine :
Qu'entends-je ? Tu formois une trame si noire,
et m'oses insulter, toi, traître ?

Le Jeune Bramine :
                                             Et j'en fais gloire.
Je l'étois envers toi, non comme toi, cruel,
pour commettre le crime à l'ombre de l'autel ;
je l'étois pour sauver d'une mort effroyable
un sexe infortuné que ta coutume accable.

Le Grand Bramine :
Vois donc où t'a conduit une folle pitié,
tu livrois ton pays !

Le Jeune Bramine :
                             J'en sauvois la moitié,
la moitié la plus foible, et la plus malheureuse ;
celle que poursuivoit une loi monstrueuse ;
celle qu'en tous les temps, d'un si cruel accord,
notre sexe opprima par le droit du plus fort ;
celle pourtant qu'on voit, à nos destins unie,
nous aider à porter les peines de la vie,
et dont le charme inné, toujours victorieux,
partout adoucit l'homme, excepté dans ces lieux.

Le Grand Bramine :
Effroyable blasphême, outrage inconcevable !
Brama ne tonne point sur ta tête coupable !

Le Jeune Bramine :
Tu ne sais pas encor ce que j'osois ici,
de quel crime à tes yeux je suis encor noirci ;
en sauvant Lanassa, je servois la nature,
la victime est ma soeur.

Le Grand Bramine :
                                    ô comble de l'injure !

Le Jeune Bramine :
Sur la férocité d'un usage odieux,
sur d'affreux préjugés que n'ai-je ouvert ses yeux ?

Le Grand Bramine :
De nos lois, de nos moeurs, tu te faisois le juge,
tu veux sa honte ! Un frère !

Le Jeune Bramine :
Un vertueux transfuge,
qui brûle de sortir et pour jamais d'un lieu
où d'une loi de sang il fait le désaveu.
Oui, barbare, à la mort j'ai voulu la soustraire :
pour la sacrifier je ne suis point son frère,
je le suis pour l'aimer, pour être son soutien ;
le ciel me fit un coeur bien différent du tien.
Périsse sur ces bords ta coutume cruelle !
Je connois la nature, et je ne connois qu'elle.

Le Grand Bramine, à un autre bramine. Au jeune bramine :
amenez la victime. Un autre plus soumis
va remplir cet emploi que je t'avois commis.

Le Jeune Bramine :
Va, si j'ai dans ce jour un reproche à me faire,
c'est d'avoir accepté ce fatal ministère,
de t'avoir obéi, de t'avoir écouté ;
je rougis du respect que je t'avois porté,
de mon humble réserve, et des doutes timides
dont j'avois combattu tes leçons homicides.
Peuples, c'est devant vous que j'abjure à jamais
vos coutumes, vos lois, vos solennels forfaits :
ma raison par vos moeurs ne peut être obscurcie,
ni mon instinct changé, ni mon ame endurcie ;
malgré l'opinion, malgré sa cruauté,
le sentiment l'emporte et mon coeur m'est resté.

Le Grand Bramine :
Impie ! Ah ! Lanassa, condamnant ton audace,
à la mort d'elle-même avance dans la place.

Le Jeune Bramine :
Oui, par les droits du sang, méconnus sur ce bord,
j'empêcherai ma soeur de courir à la mort.
Arrêtez, inhumains qui formez son cortége,
et par ma foible voix quand le ciel la protége,
aux horreurs de son sort ne l'abandonnez pas :
devez-vous plus qu'un frère exiger son trépas ?

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SCÈNE 4

La veuve, suivie de ses parens ; le grand bramine, le jeune bramine, peuple indien.

La Veuve, égarée :
Où suis-je ? Où vais-je ? Dieux ! Autour de moi tout change.
Qui m'a pu transporter sur les rives du Gange ?
Quel fantôme voilé, ciel ! Je vois s'approcher ? ...
fuyons ; il me saisit ; il m'entraîne au bûcher ;
il se découvre : arrête, époux impitoyable.

Le Jeune Bramine :
Ne meurs plus pour sauver un guerrier secourable,
ton appui, ce héros...

Le Grand Bramine :
                               Est tombé sous mes coups.

Le Jeune Bramine :
Il venoit t'arracher...

La Veuve :
                             De qui me parlez-vous ?

Le Grand Bramine :
D'un chef audacieux, aujourd'hui ma victime.

Le Jeune Bramine :
De ton fier défenseur, d'un guerrier magnanime.

La Veuve :
D'un guerrier ! Eh ! Pourquoi m'offroit-il son secours ?
Pour qui s'empressoit-il de conserver mes jours ?
Quel est-il, ce héros si généreux, si tendre,
qui ne me connoît pas et qui m'ose défendre,
que mes malheurs ici touchent si puissamment ?
Les français ont-ils tous le coeur de mon amant ?

Le Grand Bramine :
Quel mot prononcez-vous ? Qu'avez-vous osé dire ?
Ne sortirez-vous point de ce honteux délire ?
D'un indigne secours j'ai su vous délivrer,
oubliez un profane.

Le Jeune Bramine :
                              Ah ! Tu dois le pleurer.

La Veuve :
Le pleurer ! Eh, qui donc ? ô douleur qui me tue !

Le Jeune Bramine :
Il est mort pour toi seule et presque sous ta vue.

La Veuve, allant vers le bûcher :
Qu'on allume les feux, je ne sens plus d'effroi ;
le trépas maintenant est un bonheur pour moi.
à l'aspect du bûcher dont je serai la proie,
le désespoir me donne une sorte de joie.
Mourons.
Peux-tu, cruelle ? Ah ! Quel horrible instant !
Ton frère est à tes pieds.

Le Grand Bramine :
                                      Votre époux vous attend.

Le Jeune Bramine :
Ma soeur !

La Veuve :
                   Laisse-moi, dis-je.

Le Grand Bramine :
                                                Arrêtez cet impie.

Le Jeune Bramine :
Qui de vous deux, cruels, a plus de barbarie ?
les bramines la séparent de son frère, elle monte sur le bûcher.

Le Grand Bramine :
Quel bruit se fait entendre ?

Le Jeune Bramine :
                                         On pénètre en ces lieux.

Le Grand Bramine :
Ai-je perdu mes soins ?

Le Jeune Bramine :
                                     M'exaucez-vous, grands dieux ?

Le Grand Bramine :
ô revers !

Le Jeune Bramine :
               ô bonheur !

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SCÈNE 5

 Les précédens, le général français, à la tête de ses troupes.

Le Général, montant sur le bûcher :
                                  Lanassa dans la flamme !

Le Grand Bramine :
Notre ennemi vivant !

Le Général :
                                 Courons ! Vivez, madame.

La Veuve :
Qui m'arrache à la mort ?

Le Général :
                                      Idole de mon coeur !
Lanassa !

La Veuve, jetant un cri de surprise et de joie dans les bras du général français avant de le nommer :
                 Montalban ! Toi mon libérateur ?

Le Général :
Oui, c'est moi qui t'arrache à cette mort funeste.

Le Jeune Bramine :
C'est vous, seigneur, c'est vous, double faveur céleste !
Vous vivez, je vous vois, grands dieux ! Qui l'auroit cru ?

Le Général :
Le bruit de mon trépas par mon ordre a couru.
Un golfe abandonné nous a servi d'asile ;
et par le souterrain nous entrons dans la ville,
tandis qu'une autre troupe est maîtresse du fort.
Ciel ! Un moment plus tard, quel eût été mon sort ?
Ainsi, l'obscur sentier que, dit-on, l'avarice
ouvrit pour dérober une femme au supplice,
en un même dessein, ici plus noblement,
sert mon roi, les français, ton frère et ton amant.
Trop heureux sur ces bords d'employer la surprise
pour épargner le sang dans la place soumise !
au grand bramine.
toi dont le ciel confond les complots et les voeux,
j'ai su de ta fureur l'emportement honteux ;
ton crime étoit d'un lâche et n'a rien qui m'étonne ;
mais français je l'oublie, et vainqueur je pardonne :
je te laisse le jour, même après tes forfaits.
Soldats, que de ces lieux on l'éloigne à jamais.

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SCÈNE 6

La veuve, Fatime, le jeune bramine, le général français, officiers français, le peuple indien, parens de la veuve, soldats.

La Veuve :
C'étoit vous, Montalban, qui preniez ma défense !
C'étoit vous dont j'ai craint, dont j'ai fui la présence !
Pour sauver Lanassa, quel dieu vous a sauvé ?
Ah ! Le jour m'est plus cher par vos mains conservé !
De quel prix me doit être et ma vie et la vôtre !
Je vivrois moins heureuse à vivre par un autre.

Le Jeune Bramine :
Digne prix de vos soins, vous ne croyiez d'abord
ravir qu'une inconnue aux horreurs de sa mort,
et le ciel vous devoit la faveur éclatante
de retrouver en elle et sauver une amante.

La Veuve :
Cher Montalban !

Le Général :
                            Partage, après tout notre effroi,
tant de reconnoissance entre ton frère et moi.
Vous, peuples, respirez sous de meilleurs auspices :
des faveurs de mon roi recevez pour prémices
l'entière extinction d'un usage inhumain.
Louis, pour l'abolir, s'est servi de ma main :
en se montrant sensible autant qu'il est né juste,
la splendeur de son règne en devient plus auguste.
D'autres chez les vaincus portent la cruauté,
l'orgueil, la violence, et lui l'humanité.

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FIN


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